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Démos et doxa : surtout ne pas confondre !

 

 Sur le vif - Lundi 09.12.13 - 10.09h

 

Ne l’ayant plus en version numérisée, je recopierai et publierai la chronique que j’avais rédigée, il y a une dizaine d’années, pour la Revue Choisir, de mes amis jésuites, où je recensais les différents mots, dans la langue grecque, pour exprimer ce qu’en français on appelle « peuple ». Le grec, comme l’allemand, sont des langues très riches, avec non seulement une incroyable foison dialectale, mais avec des formes verbales et des substantifs d’une déroutante diversité.

 

Ainsi, en grec, des mots différents sont utilisés en fonction que le « peuple » est celui qui vote (démos), qui se soulève (comme les Cités grecques dans la Guerre du Péloponnèse), qui proteste dans la rue, etc. A cet égard, la lecture de Thucydide, dont je recommande la traduction dans la Pléiade, constitue un délicieux petit cours de science politique, d’une modernité surprenante, avec analyses des causes profondes et des grands mouvements de masse, des raisons économiques et sociales des guerres, tout cela voici vingt-cinq siècles.

 

Pour appliquer cette richesse sémantique de la langue grecque à une affaire récente, celle des propos du patron des patrons, Valentin Vogt, sur la limitation nécessaire (selon lui) de la démocratie directe, nous sommes amenés à opposer deux notions que la Grèce d’Aristote et de Thucydide déployait déjà : la « doxa », qu’on pourrait traduire par « opinion », ou « opinion majoritaire, rampante », et le « démos », qui est organe de décision de la citoyenneté. Démos, c’est le peuple, non pas au sens de « Bevölkerung » (l’ensemble d’une population sur un territoire donné), mais au sens de corps électoral. Moins de monde donc, puisqu’en Suisse, par exemple, au niveau fédéral, les gens de moins de dix-huit ans ou ceux de nationalité étrangère en sont exclus.

 

Si je résume la pensée de M. Vogt, il nous dit qu’avec la floraison, excessive à ses yeux, d’initiatives et de référendums, qu’on aurait tendance à déclencher comme un rien, notre système suisse se rapprocherait davantage de la doxa, la démocratie d’opinion, où n’importe quel sondé peut se prononcer en dix secondes, en cliquant oui ou non, que du démos. Il a tort, infiniment. D’abord, parce qu’initiatives et référendums n’ont pas être considérés comme des intrus (ils ne le sont que par la classe parlementaire), mais doivent être respectés pour ce qu’ils sont : des ORGANES (au sens grec, « outil ») de notre ordre constitutionnel. Les utiliser, ça n’est pas déranger la démocratie, c’est la vivifier, la vitaliser, lui donner du sens et de la profondeur tellurique, en appelant à quatre millions d’électeurs potentiels, et 26 cantons, plutôt que 246 parlementaires.

 

Et puis, rien de plus dur que de faire passer une initiative ! Il faut réunir un comité, récolter cent mille signatures, passer sous la loupe des Chambres fédérales, et surtout se battre des années (la dimension du temps est capitale) pour convaincre, souvent contre les corps constitués, contre des opposants dûment stipendiés par le patronat et les amis de M. Vogt, un corps électoral de plus de quatre millions de votants potentiels, de dire oui. On est loin, très loin, de la simple doxa, la fausse démocratie, celle d’opinion, prévue dans nul ordre constitutionnel, où l’instinct d’un moment ou l’instantané de l’impulsif clique oui ou non sur la page internet d’un quotidien. Tenter de nous faire confondre le démos avec la doxa, à seules fins de parvenir à limiter une démocratie directe qui le dérange, tel est la manœuvre déloyale du patron des patrons.

 

Le nombre de signatures n’a pas à être tabou, nous pouvons parfaitement en discuter. Comme nous pouvons d’ailleurs tout remettre en question. Par l’exercice du démos, la démocratie directe justement, et non l’impulsivité momentanée de la doxa. C’est toute la différence entre la féodalité des sondages et la souveraineté, mûrement exercée, des citoyens.

 

Pascal Décaillet

 

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