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Liberté - Page 867

  • Des usines rouillées, comme des pierres tombales

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    Sur le vif - Vendredi 20.01.17 - 19.07h

     

    Des phrases courtes. Une succession d’indépendantes, scandées, plutôt que l’organisation de principales et de subordonnées, sans doute l’effet Twitter. Un discours tourné vers le peuple, adressé directement au public, sans être lu, ni même peut-être appris par cœur.

     

    J’en retiens « des usines rouillées, comme des pierres tombales », l’image est simple et puissante, elle appelle à refaire le tissu industriel du pays. J’en retiens « America first », la priorité au pays, le protectionnisme économique, « le retour des emplois », « le retour des frontières ».

     

    Je pense surtout à une chose, incroyable : voilà bientôt un an qu’on nous parle de Donald Trump, et nous, le grand public européen, nous ne l’avons, au fond, entendu que deux fois s’exprimer en public : le jour de sa victoire, au matin du 9 novembre, et là, à l’instant, au Capitole. Nous avions vu des centaines de fois Mme Clinton, mais Trump, nous en ENTENDIONS PARLER, toujours en mal d’ailleurs, on ne nous laissait quasiment jamais le loisir de juger par nous-mêmes.

     

    Mais l’essentiel n’est pas là. Il ne réside pas vraiment dans ce discours, qui résume les grandes orientations, protectionnistes et isolationnistes, dûment annoncées par le candidat dans sa campagne. L’essentiel, c’est que la cérémonie de passation de pouvoirs a eu lieu. Tout le monde y a joué son rôle, avec dignité. Emotion, pour un homme de ma génération, qui avait 18 ans à l’élection de Jimmy Carter (1976), de revoir le visage de cet homme, aujourd’hui âgé de 92 ans. Tous les anciens Présidents encore vivants étaient là, à l’exception, me semble-t-il, de George Bush Senior, 92 ans également.

     

    Tout le monde était là, l’hymne fut magnifiquement chanté. M. Obama fut parfaitement digne. La transition s’est opérée, dans le plus parfait respect des règles que cette grande nation s’est données. L’ère Trump peut maintenant commencer. Elle sera ce qu’elle sera, je n’en puis rien préjuger, si ce n’est, comme vous le savez, que je suis favorable au protectionnisme économique, à la notion de frontière, à la priorité que chaque pays a le droit d’appliquer à ses résidents.

     

    Pour le reste, nous verrons bien. Voilà, comme le furent tous ses prédécesseurs, un homme désormais en totale solitude face à son destin, et surtout face à celui de son pays. Ma très grande admiration pour l’Histoire américaine, mais non pour son impérialisme, m’amènera à juger chacun des actes du nouveau Président en fonction du sens politique profond que nous tenterons d’y décrypter. Et non sur ses qualités de danseur, ni de séducteur.

     

    Quant à nous, Européens, entendez habitants du Vieux Continent, prenons nos destins en mains. L’Oncle Sam pourrait bien, dans les années qui viennent, avoir avant tout à s’occuper de ses « usines rouillées, comme des pierres tombales ».

     

    Pascal Décaillet

     

  • On vote comme on veut !

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    Commentaire publié dans GHI - Mercredi 18.01.17

     

    Je vais vous dire une chose : nous sommes des citoyennes et des citoyens libres. Adultes, vaccinés. La politique, c’est nous qui la faisons. Par l’exercice de la démocratie directe, ou en décidant qui nous voulons envoyer siéger dans les Conseils. Les conseillers municipaux, administratifs, les députés, les conseillers d’État, les conseillers nationaux et aux États, c’est nous qui les élisons. Nous sommes la clef de voûte, la pierre angulaire. De nous dépend le destin de nos représentants. Et, beaucoup plus important, celui de nos communes, de nos cantons, de notre Confédération. Ensemble, nous constituons un corps électoral, qu’on appelle, pour faire court, « le peuple ». Il faudrait dire, comme en grec : « le démos ». Entendez le peuple souverain, celui qui vote, qui décide.

     

    Je me permets d’insister sur ces points, parce que nous sommes des citoyens, pas des sujets. Ce sont les élus qui ont des comptes à nous rendre, pas le contraire. Et j’encourage chacun d’entre vous à prendre intimement possession de cette parcelle – certes infime, individuellement, mais indivisible – de pouvoir qui est nôtre. Dans cet esprit, il convient de pousser un gros coup de colère face à certaines tonalités, de la part d’élus, pour nous intimer l’ordre de ce qu’il faut voter. Chacun de nous a certes le droit de tenter de convaincre le plus grand nombre. Mais il y a la manière. Ce qui ne passe pas, c’est de nous seriner, à longueur de campagne, sur tel ou tel sujet, qu’il faudrait à tout prix voter dans leur sens, sous prétexte qu’il n’y aurait pas de plan B.

     

    Il s’agit bien sûr d’une imposture. Prenez RIE III, l’importante votation fédérale du 12 février prochain sur la réforme de l’imposition des entreprises. La majorité de la classe politique genevoise, qui veut à tout prix (à tort ou à raison) faire passer cette réforme, multiplie de façon vraiment lassante, et sans doute contre-productive, les allusions apocalyptiques en cas de non. Il faudrait à tout prix dire oui, sous peine de fin du monde. Rien qu’à cause de ce ton, certains risquent de voter non. Dans notre système suisse, où les gens sont rompus (beaucoup plus que chez nos voisins) à l’exercice de la démocratie directe, on ne réussira pas à convaincre les citoyens en leur posant un revolver sur la tempe.

     

    Non, les Suissesses et les Suisses ont besoin d’arguments, d’intelligence, de respect, de confiance en leur capacité d’entendement. Depuis plus de trente ans, je couvre les campagnes politiques : chaque fois que l’on tente de forcer la main au citoyen, le résultat va en sens contraire. C’était valable le 6 décembre 1992, sur l’Espace économique européen (campagne que j’ai couverte d’un bout à l’autre du pays). Ou encore le 9 février 2014, sur l’immigration de masse. Pour ne prendre que deux exemples. Nous sommes des citoyens. Chacun d’entre nous a un passé, une vision du monde. Chacun est libre de décider comme il l’entend. Chacun vote comme il veut.

     

    Pascal Décaillet

     

  • Elbe, 1972 : le chemin de lucidité

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    Sur le vif - Mardi 17.01.17 - 16.20h

     

    Adolescent, je passais tous mes étés en Allemagne. L’été 1972, je l’ai passé intégralement sur le Mur de Fer, chez un ancien combattant du Front de l’Est (22 juin 1941 – 8 mai 1945), qui me racontait tous les soirs la guerre en Russie. Lui et moi, dans une VW Coccinelle vert bouteille, nous avons parcouru des milliers de kilomètres en Allemagne du Nord, Basse-Saxe, Schleswig-Holstein, Hambourg, Brême, Lübeck. Régulièrement, nous nous rendions sur le « Sperrgürtel » de la ligne de démarcation, cette très large bande de miradors, barrages antichars, fils de fer barbelé, qui séparait l’Est de l’Ouest. Notre lieu de visite préféré était Bleckede, sur l’Elbe. C’est là, un jour, que nous avons rencontré Genscher, alors ministre fédéral de l’Intérieur de Willy Brandt, qui a conversé avec moi, et m’a signé un autographe, que je garde précieusement dans mon Tagebuch.

     

    Je venais de fêter mes quatorze ans, j’avais déjà fait mes trois premières années secondaires, j’aimais passionnément l’Allemagne et la langue allemande, j’avais découvert Wagner l’année précédente, et vu le « Goetz de Berlichingen » de Goethe à Nuremberg (1971), je connaissais par cœur la Deuxième Guerre mondiale, j’allais à Bleckede, visiter le Mur, comme d’autres vont à la plage : j’adorais ça. Il faut imaginer la propagande de l’époque : nous étions en pleine Guerre froide, on nous présentait ce Mur de Fer comme l’ultime limite, le « limes » (au sens où l’entendait l’empereur romain Hadrien), avant l’autre monde, l’inconnu barbare, l’Empire communiste, celui du Mal.

     

    Je n’en croyais rien. J’étais parfaitement conscient que nous n’étions ni sur le Dniepr, ni sur la Vistule, mais au cœur de l’Allemagne, même si ce Mur séparait officiellement deux pays allemands. Bleckede, l’Elbe, c’était simplement la frontière historique entre la Basse-Saxe et le Mecklenburg, donc entre le monde saxon et l’univers prussien. Une vraie ligne de fracture interne à l’Histoire des Allemagnes, beaucoup plus importante que d’avoir été, de 1949 à 1989, un segment du Mur de Fer. Les occupants anglo-américains et soviétiques sont partis, les réalités de la Vieille Allemagne demeurent, les faits sont têtus, les vraies frontières, coriaces.

     

    A l’âge de 14 ans, je n’imaginais pas que les Allemagnes se réuniraient un jour (ce fut le cas 17 ans plus tard, en 1989, 1990), mais j’étais parfaitement conscient de me trouver, non pas à la « limite du monde libre » (je n’ai jamais accepté cette expression de propagande américaine), mais au cœur de l’équation historique allemande. Non seulement je n’avais rien contre la DDR, dont nous regardions tous les soirs les émissions, mais je me méfiais du dénigrement systématique de ce pays, autour de moi. Plus tard, j’ai lu les auteurs de la DDR, parmi lesquels certains des plus grands de la littérature allemande : Christa Wolf, Heiner Müller. Jamais, de toute ma vie, tout en étant évidemment critique sur le régime, et le rôle de la police politique, je n’ai porté de jugement à l’emporte-pièce sur ce pays, où je me suis évidemment rendu. Mon rapport à la DDR pourrait même faire, un jour, l’objet d’un livre.

     

    On parle toujours du Mur de Berlin, ville que je n’aime pas trop, mais pas des milliers de kilomètres de la ligne de démarcation, entre les deux Allemagnes. Soyons clairs : ces quarante ans de frontière interne étaient aussi artificiels que la ligne entre Zone occupée en Zone libre, entre juin 1940 et novembre 1942, au cœur de la France. Juste une frontière dessinée par les vainqueurs, froide, administrative, avec ses tonnes de barbelés. Je n’ai jamais cru, une seule seconde, à la thèse de la frontière entre le Bien et le Mal, le « monde libre » du beau gosse Kennedy face à la grisaille communiste. J’y voyais simplement ce qu’il fallait y voir : le résultat d’un rapport de forces, d’une défaite militaire, sans dimension morale ni théologique.

     

    Ces voyages à Bleckede, tout près d’où nous habitions, ont contribué à forger ma vision des rapports politiques. Méfiance viscérale face aux apparences, aux discours de propagande. Observation du terrain. Entretien avec les témoins. Étude passionnée de l’Histoire. C’est le début, j’en suis intimement persuadé, du chemin de lucidité.

     

    Pascal Décaillet