Commentaire publié dans GHI - Mercredi 01.05.24
La presse romande et la candeur des Immaculés
La presse, en Suisse romande, se meurt. Elle n’en peut plus d’expirer, reléguant le trépas d’Henriette d’Angleterre, en comparaison, oui la célèbre « Madame », de Bossuet, dans sa saisissante Oraison funèbre (1670), au statut de péripétie. Elle se meurt, notre presse, avec la douce, la patiente, la perverse lenteur d’un poison chez Mauriac, cette mort voulue, interne à la famille, inéluctable, mais à qui on donne le temps. Elle meurt, comme on vit en Suisse : en acceptant son destin, mais sans se presser. Elle meurt, se voit mourir, n’en peut plus de commenter elle-même son propre chemin de mort, elle est à la fois l’Aigle de Meaux et la cousine germaine du Roi. Elle se meurt, la presse de ce pays, et prend une singulière félicité, non à tenter de combattre le mal, mais à le commenter. Elle serait, en 1715, à la fois Louis XIV dans ses derniers jours, et le génial Saint-Simon chroniquant à vif le long calvaire du Roi-Soleil, les intrigues dans un Versailles bruissant de complots. Elle se meurt, se figure déjà en gisant de marbre, tient elle-même le journal de ses heures ultimes. Fantastique double posture, schizophrénie entre l’irréparable et le babil.
Elle se meurt, hélas, dans le déni recommencé des vraies causes de son mal. Elle accuse les autres. Elle n’en finit pas, par exemple, d’accabler les réseaux sociaux. Ils seraient la cause de tous les maux : légers, superficiels, pépinières de fausses informations, chambres d’échos de toutes les vilenies de nos âmes, jalousie, règlements de comptes, délations. Si la presse meurt, ce serait à cause d’eux, les intrus, les salopards, capteurs de toutes les attentions, bouffeurs de temps. Contre eux, elle exige contrôle d’Etat, réglementation, il faudrait légiférer, sanctionner, interdire. Il y en a donc encore, dans notre vieille presse bientôt défunte, à s’imaginer qu’avec l’aide de l’Etat, on pourrait éradiquer ces réseaux si concurrents, si détestés. Et le public repenti reviendrait, en chemise et pieds nus, vers cette bonne vieille presse papier, avec ses « articles de fond », ses « analyses pondérées », ses « infos vérifiées », oui ce journal pour lequel on chausse pantoufles pour le déplier dans un fauteuil, chez soi, le soir, après le turbin. Un doigt de porto, et c’est la vie qui recommence. Quelle vie ? Celle d’avant. Celle de Balzac. Celle de Lucien de Rubempré : celle des Illusions perdues.
La presse romande se meurt, en omettant son propre examen de conscience. Ses principaux artisans, les journalistes, ne seraient pour rien dans ce chemin de croix. Ils feraient tout juste. Seul responsable : le public, dévoyé par le diable, qui aurait inventé les réseaux sociaux pour corrompre le lecteur. Coupable de haute trahison : se détourner de la « presse de qualité », porteuse de morale, pour aller s’encanailler sous des cieux interdits. Oui, elle pense comme cela, la presse romande. Elle sera une belle défunte. Innocente. Elle aura, en son heure dernière, la candeur souriante des Immaculés.
Pascal Décaillet