Edito Lausanne FM – Jeudi 26.06.08 – 07.50h
Aussi déplaisante soit-elle pour le poids des habitudes et des corporatismes, la décision de notre confrère « Le Matin » de supprimer ses bureaux régionaux peut être lue comme un acte novateur, qui pourrait bien, dans les années qui viennent, donner des idées à d’autres rédactions.
Les bureaux cantonaux : cela concerne les médias supra-cantonaux, d’envergure romande. Il n’y en a pas des dizaines : RSR, TSR, le Temps, le Matin, l’Hebdo. Quand on a prétention à couvrir toute la Suisse romande, il faut évidemment avoir le meilleur réseau d’informations possible sur sept cantons tellement différents les uns des autres : Genève, Vaud, Valais, Fribourg, Neuchâtel, Jura, et la partie francophone bernoise.
Le « meilleur réseau », cela signifie avoir infiltré en profondeur la classe politique, les décideurs économiques et culturels. Connaître personnellement les gens, les enjeux, les amours et les haines, les inimitiés et les rognes, les affaires cachées. Voilà, certes, qui plaide pour un correspondant régional, avec tout ce que cela implique d’ancrage, d’apéros, de petites confidences. Les fuites, longtemps, c’était pour lui.
Mais cela, depuis quelques années, change. L’apparition du portable, l’émergence de grandes émissions politiques au niveau romand, l’arrivée de personnalités très fortes, comme Peter Rothenbuehler, dans les rédactions centrales, tout cela a doucement rendu un peu caduc le monopole proconsulaire des baronnies régionales.
L’idée du Matin de dégager des forces, et pourquoi pas puissantes, en fonction de l’événement est une vraie idée journalistique, elle est même la règle numéro un de ce métier : lorsque quelque chose se produit, on va voir. Par son dynamisme et sa souplesse, cette idée écrase celle de la logique par la répartition géographique. On dira qu’elle est dictée, cette idée, par des contraintes économiques. – Et alors ! C’est souvent dans ce genre de situation qu’une rédaction opère des choix décisifs et imaginatifs.
Les autres rédactions d’envergure romande, qui n’ont pas (encore) à ce point le couteau sous la gorge, prennent sans doute, ce matin, tout cela de très haut. Laissons venir les mois et les années. Laissons venir la concurrence. Laissons venir et éclore l’audiovisuel privé. Et nous verrons bien les choix du futur.
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Régions : le crépuscule des proconsuls
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Mon premier livre d’été : Lacouture
Édito Lausanne FM – Mercredi 25.06.08 – 07.50h
La promesse de vacances est une promesse de lectures. Je sais déjà quel sera mon tout premier livre, quelque part au-delà des Alpes : « L’Algérie algérienne », de Jean Lacouture, aux Editions NRF Gallimard. Parce que l’Histoire de l’Algérie, depuis 1830 en tout cas, est l’une de mes passions. Et parce que Jean Lacouture, ce formidable jeune homme de 87 ans, est, de loin, l’auteur que j’ai le plus lu. À part Hergé, bien sûr.
Je vous le dis tout net : il faut lire tous les livres de Lacouture. Et certains, comme le « Mauriac », le « Mendès France », et surtout l’éblouissant triptyque sur de Gaulle, il faut les lire cent fois. Lacouture, c’est un journaliste, exceptionnel témoin de son temps, et c’est un écrivain. Son « Mauriac » nous décrit le Bordeaux du tournant des deux siècles, celui qui verra grandir à la fois l’auteur de Thérèse et, plus tard, Lacouture lui-même, comme personne avant lui n’avait réussi à le faire. Monde fermé, bourgeoisie possédante, venimeuse et pieuse, nœud de vipères.
Mais il y a aussi Nasser, Hô Chi Minh, Léon Blum, Champollion, Malraux, Montaigne, Mitterrand, Germaine Tillion (qui vient, centenaire, de nous quitter), sans oublier l’exceptionnelle série sur l’histoire des Jésuites, d’Ignace de Loyola à Saint François Xavier. Lacouture est le plus grand biographe politique de langue française au vingtième siècle.
Ajoutez à cela un homme simple et effervescent, étourdissant dans l’interview, répondant exactement à votre question, mais par mille détours. On aurait envie de l’entendre, et l’entendre encore.
Oui, je lirai cette « Algérie algérienne », comme j’ai lu et relu tous les autres, sans doute dix fois le « Mauriac » et une bonne trentaine, le « de Gaulle ». C’est mon problème : je lis toujours les mêmes livres. Comme pour revivre, encore et toujours, ce moment de l’étreinte première avec certains textes. L’Algérie, Lacouture la connaît par cœur. Celle de la présence française, celle de la décolonisation, celle de l’émir Abd el-Kader, de Messali Hadj et de Fehrat Abbas.
L’idée de me plonger dans cette histoire incomparable, la lente découverte d’une identité nationale, quelque part, oui, au-delà des Alpes, tout cela, par avance, m’enchante et me ravit. Et moi, heureux homme, quelque part dans « les plaines les plus fertiles du monde » (Bonaparte), je penserai à la Mitidja, juste là-bas, sur cette même Mer qui est nôtre. Quelque part, à la fois ailleurs et ici, sous le soleil.
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Moustache et délation
Édito Lausanne FM – Mardi 24.06.08 – 07.50h
Débonnaire et moustachu, le bon docteur Rielle est un socialiste sympathique, ce qui est, en ce bas monde, une grâce aussi rare qu’un trèfle à quatre feuilles. Il ne donne pas l’impression, dès le premier abord, de s’apprêter à vous poignarder le dos. Il ne cherche, en apparence, à régenter ni la langue, ni la presse. Il ne vous assomme pas, d’emblée, avec la morale ou l’idéologie. Bref, presque fréquentable.
Presque, sauf lorsqu’il part en croisade. Son mirage à lui, sa Jérusalem céleste, ses moulins à vent, c’est la fumée. La bagarre de sa vie. Qui l’a sans doute, maintes fois, transformé en héros, où Rielle deviendrait Rieux, et le tabac, la Peste. Il a, avec lui, la morale, et, bien mieux : une récente majorité du peuple de son canton. Que demander de plus ? Peut-être, un jour, comme les animaux de Brême, aura-t-il sa statue.
Le hic, c’est lorsque la moustache devient délation. Qu’un avocat parmi les plus brillants, Me Bonnant, ait déclaré, dans un impétueux élan d’insolence libertaire, ne pas se sentir lié par l’interdiction de fumer dans les lieux publics, qui entre en vigueur le 1er juillet à Genève, est une chose. Il existe des provocations un rien plus dangereuses pour l’ordre public. Mais enfin, admettons qu’il y ait là quelque fureur adolescente, demeurée comme braise.
Mais que Papy Moustache, devenu Papy délation, se croit obligé de saisir le bâtonnier de l’Ordre, se demandant si l’invétéré torrailleur est encore digne de siéger au Conseil supérieur de la magistrature, il y aurait presque là de quoi ternir une vie d’efforts pour paraître débonnaire. Quand on a affaire à un être aussi esthétiquement individuel que Me Bonnant, il faut l’attaquer lui, en face, d’homme à homme, et il y a quelque chose de vulgaire à s’en aller saisir quelque instance collective. Comme d’autres imposent des directives pour régenter la langue.
Cela, docteur Rielle, bien pire qu’une entorse à la morale, aux usages, à l’éthique, à l’habileté, cela porte un nom qui doit déplaire souverainement aux patriciennes préférences de notre homme de robe : cela s’appelle une faute de goût.