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Liberté - Page 1008

  • Et si vivre, c'était partir ?

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    Sur le vif - Mercredi 18.02.15 - 17.13h

     

    Il y a des chants qui vous prennent à la gorge, ceux de l’adieu ou de l’exil, le refrain du déchirement, celui qui vous arrache. Hier soir, sur Mezzo, les Troyens de Berlioz. Je l’avais vu au Grand Théâtre, il y a des décennies. Hier soir, c’était la version de Valence (Espagne), sous l’exceptionnelle direction de Valery Gergiev. Pour moi, ce fut le choc. Le plus avisé, le plus capiteux des compagnons de vie, le hasard, m’avait amené il y a quelques jours, justement, à voir, au Collège Sismondi, la très belle mise en scène des Troyennes, d’Euripide, par Jacques Maitre et ses élèves du Conservatoire. Alors, pendant toute la représentation des Troyens, hier soir, j’ai laissé remonter en moi la petite musique des Troyennes, dont j’avais parlé ici le 8 février dernier : http://pascaldecaillet.blogspirit.com/archive/2015/02/08/les-voix-des-troyennes-ont-envoute-sismondi-264415.html . Les variantes ne sont-elles pas là pour ranimer en nous les feux et les désirs, dans toute la phosphorescence de leur métissage ?

     

    Trois millénaires qu’artistes et poètes nous réinventent la chute de Troie. J’ai dit ici, par exemple, l’incroyable puissance littéraire de la « Kassandra » de l’écrivaine est-allemande Christa Wolf (1983). D’Euripide à Berlioz, deux variantes, parmi des centaines. Le poète tragique du Cinquième siècle avant JC cantonne l’action sous les murs de Troie, les voix des victimes, en partance comme captives, dans le camp des vainqueurs. Polyphonie féminine, d’une troublante beauté. Berlioz, lui, au milieu du dix-neuvième siècle (1863), s’inspire de Virgile et de son Enéide. Les Troyens vont s’installer à Carthage. Mais dans les deux versions, le chant qui nous laboure l’âme est toujours celui du départ. D’Euripide à Berlioz, l’éternité de l’exil. Il nous vaut, chez Berlioz, un duo féminin à nous transporter l’âme.

     

    Et si le chant de l’exil était l’un des plus puissants des cordes humaines ? Comme si le poème, ou la musique, devaient s’inscrire dans le sillage – ou la tonalité – d’une éternelle partance. Ainsi nos vies, ainsi les notes et les syllabes. Euripide, Virgile, Purcell, Berlioz, Christa Wolf : et si nous étions tous des Troyennes ou des Troyens ? Et si vivre, c’était partir ?

     

    Pascal Décaillet

     

  • Firmenich : parfum de scandale

     

    Sur le vif - Mardi 17.02.15 - 14.25h

     

    840 francs par mois pour un travail à plein temps. C’est le salaire, révélé avant-hier par le Matin dimanche, de cinq informaticiens roumains en « mission temporaire de 90 jours » chez Firmenich, prestigieux géant de l’industrie genevoise du parfum, près de trois milliards de ventes pour l’exercice 2013-2014. Le syndicat s’offusque, on le ferait à moins. Le patronat lui-même parle de scandale. La Commission des mesures d’accompagnement est saisie. L’affaire aura des suites.

     

    Les « mesures d’accompagnement », ça vous rappelle quelque chose ? Il y a un peu plus d’une décennie, au début de l’entrée en vigueur de la libre circulation, les milieux libéraux et patronaux nous juraient leurs grands dieux que ces garanties compensatoires nous protégeraient de façon absolue de toute dérive de sous-enchère salariale. Aujourd’hui, chez Firmenich comme ailleurs dans le canton, comme partout en Suisse, on peut apprécier le résultat. Il existe certes à Genève un Conseil de surveillance du marché de l’emploi : à quoi sert-il ?

     

    La vérité, c’est que les milieux politiques (PLR, principalement) et patronaux qui nous ont, au début des années 2000, « vendu » cette libre circulation, ont été infiniment plus pressés, pendant une décennie, d’ouvrir au maximum les frontières pour générer un profit facile (et fort peu redistribué dans les couches défavorisées de la population suisse), que de veiller VRAIMENT à la mise en œuvre des « mesures d’accompagnement ». Au point que ces dernières, dans la plupart des cantons, sont devenues lettre morte, blason de bonne conscience, justificatif social pour camoufler l’empressement de certains à se remplir les poches par ouverture des frontières interposée.

     

    Et puis, à Genève, nous avons un ministre de l’Economie. Connaissez-vous son nom ? S’occupe-t-il de ce dicastère-strapontin, à côté de son occupation première, éminemment régalienne ? Il ne fait pourtant pas partie de l’aile libérale de sa formation politique, il est même très républicain. Alors, qu’attend-il pour bouger ? D’avoir gagné la votation du 8 mars sur la police ? De ne plus rien devoir aux milieux patronaux ? Ou peut-être, par aventure, ces choses-là, comme l’affaire Firmenich, qui touchent au corps social, ne l’intéressent-elles que moyennement ?

     

    Il pourrait, enfin, s’appliquer à lui-même une question subsidiaire : est-il vraiment à sa place sur ce strapontin de l’Economie ? A-t-il vraiment, en son tréfonds, la fibre entrepreneuriale, mais aussi sociale, pour se tremper dans la vie passionnante de nos PME ? N’aurait-il pas dû, pour cela, avoir lui-même, un jour, lancé sa boîte, pris le risque économique, rempli des fiches de salaire, investi dans des locaux et du matériel, assumé la responsabilité sociale ? Ces questions-là, issues d’une colossale erreur de répartition des Départements à l’automne 2013, il faudra commencer à les poser. A moins qu’on ne considère le sommeil, ou la politique de l’autruche, comme des indicateurs d’éveil en politique.

     

    Pascal Décaillet

     

  • Philippe et les empoisonneuses

     

    Sur le vif - Lundi 16.02.15 - 12.07h

     

    C’est un peu comme si, en pleine guerre mondiale, disons fin 43, ou début 44, on avait appris qu’un général américain passait, avec armes et bagages, dans le camp… britannique ! Transfuge au sein des Alliés. Nulle discordance idéologique. Non. Juste une affaire personnelle. Tel est Philippe Morel, viscéralement  chirurgien, ailé comme la Victoire, Philippe aux mille tours, odysséen, madré d’intelligence, chez qui la vie serait si belle, s’il n’y avait la sombre armada des prétendants et des empoisonneuses.

     

    J’emploie « empoisonneuses » au féminin pluriel, non par misogynie (enfin si, un peu), mais parce que dans le roman bourgeois du dix-neuvième et du vingtième siècle, ce sont les femmes qui usent de fioles. Mon féminin, ici, est d’autant plus injuste que les apothicaires du Mal, dans l’affaire Morel, sont (presque) tous des hommes. Membres de son parti. Même nichée. Même Nœud de Vipères. L’affaire du bon docteur, c’est l’univers de Mauriac. A l’état pur.

     

    Genève, pourtant, n’est pas Bordeaux. Elle n’est pas cette cité girondine que nous décrit avec génie Jean Lacouture dans les cent premières pages de la biographie de l’auteur de « Thérèse » et de la « Fin de la nuit ». Cité marchande, petits et grands négociants, bourgeoisie du vin, celui des très grand crus, ils descendront l’estuaire jauni pour alimenter les caves de Londres, ennemi héréditaire, sauf pour le commerce du Médoc.

     

    Genève n’est pas Bordeaux, mais les prétendants et les empoisonneuses, d’Ithaque à Malagar, des combinaisons Mazarines aux premiers écrits du futur Prix Nobel, ce jeune Mauriac qui monte à Paris comme un Rastignac en 1907, encore dans le giron de ces Marianistes qui l’ont tant marqué,  entre tout cela oui s’impose avec puissance le parfum du poison. Celui qui se concocte à l’interne de la famille, mûrit dans la famille, se destine à un membre de la famille, attend son heure comme les meilleurs coteaux classés qui guettent la Gironde, un jour agit. Un jour, ou plutôt une nuit. Ou un petit matin. Dernière cigarette. Et on t’envoie sur l’autre rive.

     

    Le destin de Philippe Morel, l’un des hommes les plus attachants de la classe politique genevoise, sera toujours celui de l’autre rive. Et c’est cela, chez lui, qui me retient. Toujours seul. Toujours en partance. Ou en imminence de départ. Révélateur, par l’intensité des haines qu’il attise dans le camp de ses « amis », de tout ce que la politique peut contenir de mortel. Instillé à petites doses, venimeuses. Par les prétendants et les empoisonneuses. Toujours les mêmes. Toujours le cercle, la famille.

     

    Relire Mauriac, très vite. Le seul auteur dont j’avais dévoré l’œuvre romanesque complète à quinze ou seize ans. Parce qu’une histoire entraînait l’autre. Toujours, cette componction de douceur apparente qui sent le vertige de la mort. La haine madérisée. Savoureuse, comme l’ancre qu’on lève. Quelque part, dans l’estuaire jauni. Continuez, Philippe. Continuez, empoisonneurs et prétendantes, mêlez vos genres, instillez, distillez. C’est comme ça qu’on vous aime. Pour mieux vous détester.

     

    Pascal Décaillet