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Sur le vif - Page 384

  • Puisque leur cause est celle du Bien !

     

    Sur le vif - Mardi 09.06.20 - 13.51h

     

    Il existe, à Genève, une toute petite portion de la population, flirtant avec l'infinitésimal, qui descend dans la rue. Toujours les mêmes. Tandis que l'écrasante majorité, à l'instar de votre serviteur, ne manifeste jamais. Je dis bien : jamais.

    Ces tonitruants minoritaires, combien sont-ils ? Quelques centaines. Disons même quelques milliers. Seraient-ils, toutes causes confondues, un réservoir total de vingt-mille (et là, je suis généreux dans l'estimation !), qu'il demeurerait tout de même, dans le Canton, quelque 480'000 personnes pour ne JAMAIS manifester. Je dis bien : JAMAIS.

    Sur la masse de la République, nos manifestants professionnels sont donc une poignée ! Toujours des gens de gauche. C'est normal, cette famille politique squatte, accapare, monopolise la rue, depuis 1945. Trois quarts de siècle de banderoles rouges, de postillons dans les haut-parleurs, ça crée des habitudes, on s'installe, on est chez soi. Pour un peu, on descendrait dans la rue en pantoufles, traîner ses savates et, dans la foulée, son blues.

    Les générations passent. Dans les familles de gauche comme dans la noblesse de robe, sous l'Ancien Régime, on se transmet la charge. Comme dans les paroisses, à l'ombre des clochers. La manifestation n'est-elle pas une procession ? Pas de Vierge noire, mais la marée rouge des slogans. Sinon, même litanie. Même liturgie. Dans la rue, tu jouis, tu communies, tu exploses du bonheur terrestre et charnel de la présence.

    A partir de là, les causes pourraient presque (à un esprit chagrin) ressembler à des prétextes. Un jour, les gentils Kurdes. Un autre jour, les gentils Arméniens. Ou encore, les gentils Tibétains. Le nucléaire. L'anti-militarisme. Le climat. Le féminisme. Ah ben tiens, le racisme en Suisse, pourquoi pas : on surfe sur l'affaire Floyd, on se dit qu'on pourrait exporter la question - bien réelle, et pertinente - du racisme aux États-Unis.

    Alors, d'un coup de baguette, on helvétise la cause, pourquoi se gêner ! Et hop, on descend dans la rue, à l'heure de pointe ! Et on se sanctifie d'emmerder le bon bourgeois bosseur, le cochon de payeur d'impôts et de taxes, qui a le mauvais goût de rentrer de son travail, via le centre-ville, à ce moment-là. On lui en aura fait voir, à ce gros porc ! On lui aura ouvert les yeux sur ces plaies de la Suisse que, de son auge aveugle, il est incapable d'entrevoir. Eh oui, Robert, la Suisse est raciste, tu refuses de le voir, nous t'abreuvons de lumière.

    Chaque fois que Genève manifeste, c'est une certaine famille qui descend dans la rue. Avec ses rites, ses couleurs, ses canons de conventions. Le Ciel est avec eux, avec tous ses archanges et tous ses séraphins. Puisque leur cause, comme l'éternelle blancheur de leurs consciences, est celle du Bien.

     

    Pascal Décaillet

  • Poids et mesures

     

    Sur le vif - Lundi 08.06.20 - 15.26h

     

    Les blanches âmes qui manifestent contre "le racisme en Suisse" prendront-elles aussi la rue pour dénoncer la maigreur des retraites, les conditions de vie de nos aînés, la précarité croissante de la classe moyenne, la fiscalité étouffante du travail, les oubliés de la libre-circulation, le chômage des résidents face à la pression migratoire, le scandale absolu des primes maladie ?

    Ou, peut-être, ces quelques causes vulgaires - face à l'universalité cosmique de la première - ne seraient-elles pas assez porteuses, en termes d'image, dans les cocktails branchés ? Où l'on prendra soin, of course, de se rendre à vélo. Sur les bandes cyclables de Sergio-la-Terreur.

     

    Pascal Décaillet

  • Pourvu qu'elles meurent, avant que d'être !

     

    Sur le vif - Samedi 06.06.20 - 18.07h

     

    La liberté d'expression n'existe pas. Tout le monde en parle, tout le monde la promeut, mais elle n'existe pas.

    Ceux qui la brandissent avec le plus de majesté, ou de fureur messianique, sont en général les premiers à la déchiqueter, dès qu'ils se sentent eux-mêmes atteints, ou en danger. La sauvegarde de chaque intégrité s'impose immédiatement sur les grands principes universels, c'est ainsi, c'est viscéral, c'est la vie. L'humain n'est pas une idée abstraite, mais un champ de forces physiques, avec leurs antagonismes, leurs contradictions.

    Même dans notre bonne Suisse, pays libéral sur le plan de la pensée, cette liberté n'existe pas, autrement que comme intention posée. Un principe intellectuel, tout au plus. En réalité, y a des choses, tout simplement, qu'on ne peut pas dire. Soit parce qu'elles sont interdites (à tort ou à raison, chacun jugera) par la loi. Soit, plus sournoisement, parce que les énoncer vous exposerait à tellement d'ennuis qu'à la réflexion, après avoir hésité un moment, vous préférez renoncer. Pourquoi s'incendier l'estomac, se torturer d'insomnies, si on peut l'éviter ?

    Dans cette opacité de plomb, il y a bien, ici ou là, quelques percées de lumière. Leur vie, infiniment brève, est celle des comètes. Ou des feux de Bengale. Elles nous distraient. Nous les tolérons, pourvu qu'elles demeurent instantanées. Pourvu qu'elles meurent, avant que d'être ! Plus pervers : les organes du pouvoir et de la convenance, si nombreux dans notre espace public, sont les premiers à leur octroyer une apparence de droit de cité, comme un frisson d'orgasme canaille, retenu puis hurlé, sur un sofa bourgeois.

    Il y a des sujets que nul n'ose aborder. Et qui pourtant nous tourmentent, un grand nombre d'entre nous. Mais il faut les taire, sinon c'est la foudre.

    En vérité, je ne suis pas sûr que nos sociétés européennes de 2020, la Suisse, la France, l'Italie, l'Allemagne, soient intellectuellement beaucoup plus libres que celles d'il y a 100 ans, ou 150, dans les mêmes pays. Pour avoir longuement travaillé sur la presse française et suisse romande des années Dreyfus (1894-1906), avec la folie de ses passions et de ses antagonismes, je suis même persuadé du contraire. La presse de cette époque-là était sanguine, excessive, injuste, fébrile, enflammée, dégueulasse même parfois. Mais elle était plus libre que celle d'aujourd'hui. Je ne dis pas meilleure, je dis plus libre.

    Alors ? Alors, rien ! Je n'ai rien d'autre à ajouter. Chacun jugera, selon son coeur, selon son âme, selon la puissance de ses haines, ou celle de ses passions. Chaque humain est un univers. Chaque conscience est libre de se taire. Ou de parler. J'ai lu ça quelque part dans Luther, dans sa traduction allemande de la Bible, 1522. Et nul d'entre nous n'a, au fond, à juger le degré de lâcheté - ou de courage - de son voisin. Qu'il s'occupe déjà de lui-même. Le champ est vaste. Une vie jamais n'y suffira.

     

    Pascal Décaillet