*** Essai sur une stylistique qui ne doit en aucun cas nous repousser, mais nous sourire. Et nous ouvrir les bras. A nous d'aller à elle, et l'ascèse deviendra joie.
*** Dimanche 21.02.21 - 13.59h.
La phrase allemande est-elle complexe par essence ? La réponse est évidemment non. Une phrase est ce qu'on en fait, elle dépend des humains qui la produisent. Il ne saurait exister de complexité par nature de la langue allemande, qui s'opposerait à une limpidité native du français.
Tiens, commençons par le français, justement. Quoi de commun entre la sobriété épurée de la phrase de Gide, ou de Camus (celui des récits), et la patiente construction des saveurs dans la période de Proust ? Tous les styles existent dans la littérature française, le rationnel et l'affectif, le lapidaire et l'enchevêtré, la simplicité sublime d'un Verlaine, l'imprécation d'un Léon Blois, ou d'un Koltès.
Il en va exactement de même pour la littérature allemande. On a toujours l'image de la phrase longue et complexe, avec une architecture de principales et de subordonnées, ce satané verbe qu'il faut aller chercher à la fin, ces incises qu'il nous faut délimiter au crayon. Bref, l'image d'une sueur, d'une souffrance. Ca n'est pas faux, mais enfin la syntaxe latine nous invite tout autant à une première appréciation de la structure avant même de se lancer dans le sens. C'est un solfège, une ascèse. Il faut l'accepter. Entrer dans une langue n'est pas une promenade de santé.
Pour autant, la phrase allemande, dans le roman, ou la nouvelle (je ne parle pas ici de la poésie), n'est en rien vouée par essence à cette complexité. Dans les nouvelles de Kleist, et même dans de brefs récit de Kafka (Sämtliche Erzählungen), vous aurez le contre-exemple de la phrase courte, rythmée, au service de l'action. Et puis, tout de même, il y a Brecht : c'est du théâtre, certes, mais quelle puissance de percussion dans chaque syllabe, quelle brièveté pour dire les choses, quelle liberté dans l'invention des mots. Génie d'un auteur qui écrit pour être dit, voire chanté (sur les musiques incomparables de Kurt Weill).
Alors oui, il y a la langue de Thomas Mann et celle du Kafka des longs récits, celle de Musil, tout comme il y a, en France, la tradition du grand roman bourgeois qui "prend le temps". Mais il y a, tout autant, la poésie d'un Stefan George ou celle d'un Paul Celan, où chaque syllabe est la note soupesée d'une musique. Oui, l'allemand moderne peut être court, cinglant, sagittaire. La syntaxe de cette langue n'est en rien condamnée "au départ" à diriger le lecteur vers son cachet d'aspirine.
Alors, elle vient d'où, cette réputation de complexité ? D'abord, les plus grands prosateurs de langue allemande (Thomas Mann, Kafka, etc.) n'ont assurément pas écrit pour des élèves francophones ambitionnant d'accéder à leur monde ! Mais pour un public germanophone cultivé, qui lui-même doit prendre le dictionnaire lorsqu'il s'attaque à telle description de personnage, ses traits physiques, les tréfonds de son âme, les humeurs de son corps, les indices physiques de ses problèmes de santé. Mais enfin, l'univers de Marcel Proust ne nous invite-il pas, lui aussi, à la même patience, quand on se met au chantier de la lecture ?
Et puis, il y a l'allemand non-littéraire. Celui des philosophes, par exemple. Vous avez essayé de lire Kant, Hegel, ou Heidegger dans le texte ? Il faut s'accrocher ! Dans ces trois cas, le souci de précision démonstrative des idées utilise toutes les ressources de nuances d'une langue, et d'une syntaxe, qui n'en sont pas avares. Alors oui, cet allemand-là est difficile ! Mais l'est-il au-delà du français d'un Descartes, ou même d'un Montaigne ?
Prof d'allemand, je faisais lire à mes élèves des extraits de Brecht, et puis beaucoup de poèmes, de toutes les époques. Brecht, c'est le plus puissant pour vous élever vers la langue. Il faut le lire, et le faire lire, à haute voix. Il faut trouver le rythme, la tonalité, le souffle, les stridences, mais aussi l'infinie poésie de cette langue, destinée à l'oralité. Il faut amener les élèves à incorporer chaque syllabe de cet allemand qui simule le langage parlé. Avec les meilleurs de vos étudiants, il faut aller chercher les résonances d'inflexion dialectale, le souabe de l'enfance du dramaturge. Il faut entrer dans Brecht par la langue, c'est infiniment plus physique, plus jouissif, que les puissantes théories sur la distanciation.
Je n'ai pas parlé ici de poésie, ou très peu. C'est pourtant l'essentiel, et j'y reviendrai largement. Car les vraies portes d'entrée, pour un collégien, sont là : dans Hölderlin, dans Celan, dans Stefan George, dans Georg Trakl, et tant d'autres. J'ai commencé par évoquer la lente et patiente période du grand roman bourgeois. J'ai voulu parler une fois de sueur et de souffrance, pour le lecteur. Mais pour quel bonheur, à partir du moment où l'ascèse, comme dans la traduction de la Bible par Martin Luther, se transfigure dans la joie !
Pascal Décaillet