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  • Série Allemagne - No 9 - Leipzig, 1869 : Ein Deutsches Requiem

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    L'Histoire allemande en 144 tableaux - Série - No 9 – Leipzig, Gewandhaus, 18 février 1869 : la Première, en version intégrale, du Deutsches Requiem, de Johannes Brahms. Un moment majeur de l’Histoire musicale allemande.

     

     

    C’est une œuvre immense, incomparable, le travail d’une vie. Et pourtant, l’auteur n’a que 36 ans. Et encore près de trois décennies à vivre. Mais c’est une tournant de maturité, une étape décisive dans l’un des plus grandes destins musicaux du monde. Lorsque l’Orchestre du Gewandhaus de Leipzig interprète, ce 18 février 1869, la Première intégrale du Deutsches Requiem, sous la direction de Carl Reinecke (1824-1910), l’œuvre a déjà été présentée au public, dans des versions partielles, notamment à la Cathédale de Brême (1868) et, la même année, à la Tonhalle de Zurich. Les trois premiers morceaux avaient déjà été joués en 1867, à Vienne.

     

    Le Deutsches Requiem, c’est quinze ans de travail dans la vie de Brahms. C’est la Bible chantée dans la langue allemande, celle de la traduction de Luther. Ce sont seulement deux solistes (un baryton et une soprano), au milieu de l’immensité chorale. Le Requiem de Brahms ne ressemble à aucun autre : ni à celui de Mozart, ni à celui de Fauré, ni à celui de Verdi, ni à celui de Gounod. D’ailleurs, est-ce un Requiem, au sens classique, ou plutôt une Trauermusik, un Begräbnisgesang ? Clara Schumann nous laisse entendre que Brahms aurait écrit cette musique des morts en hommage à sa propre mère.

     

    J’en viens au titre : « Ein Deutsches Requiem ». D’abord, Brahms, pétri d’éducation luthérienne, précise la nature germanique de sa musique. Voilà donc, trois ans après l’unité allemande, un an avant la guerre contre la France, au milieu des Allemagnes relevées, un Requiem dont la langue porteuse ne sera pas le latin, mais bel et bien l’allemand. Celui de Luther ! Celui de cette traduction de la Bible, autour de 1522, dont je ne vous ai pas encore parlé, mais qui constitue l’acte fondateur de la littérature allemande moderne. Brahms travaille lui-même sur le texte, puisant des fragments du Nouveau Testament, comme de l’Ancien. Mais surtout, il applique sa musique à la langue allemande. En 1869, la langue allemande est centrale, dans les Lieder, dans tous les actes artistiques et musicaux de l’époque. La germanité s’affirme.

     

    Et puis, il y a toute la puissance de ce « Ein ». Comme s’il s’agissait d’une musique pour les morts, parmi tant d’autres. Le mystère de cet article indéfini, modeste, discret, partiel, qui contraste évidemment avec l’incroyable universalité de l’œuvre, jouée et chantée dans le monde entier, depuis bientôt un siècle et demi. Depuis l’adolescence, je m’interroge sur ce « Ein ». Il demeure, pour moi, en sa part de mystère.

     

    Enfin, il y a Lepizig. La ville de Bach et de Wagner. En cette année 1869, l’un des centres musicaux de l’Allemagne. Brahms est natif de Hambourg, il doit beaucoup aux influences luthériennes de l’Allemagne du Nord, il terminera sa vie à Vienne, reconnu et honoré, mais c’est à Leipzig, au cœur des Allemagnes, que se joue le Deutsches Requiem. Dans une Saxe à laquelle la Prusse de Bismarck est en train de voler toute influence politique, mais qui demeure ville d’art, et de musique. Oui, un Requiem allemand, donné en Saxe, par un compositeur de naissance hanséatique, dans la langue de Luther, un Requiem arraché à tous les tellurismes germaniques, et qui pourtant deviendra oeuvre mondiale, universelle, jouée sur les cinq continents. Malgré toute la modestie de ce « Ein ».

     

    Il nous resterait bien sûr à parler de Johannes Brahms. De ses sentiments pour Clara Schumann, de quatorze ans son aînée. De ce qu’il doit au mari de cette dernière, Robert Schumann, qui, lui aussi, aurait envisagé, avant de sombrer dans la maladie qui allait exiger son internement, la composition d’un Requiem allemand. Il nous resterait à évoquer, avec le cortège des biographes et des musicologues qui ont analysé tout cela par le détail, l’immensité des influences de Brahms, l’étendue européenne de sa culture, l’universalité de ses sources musicales, évidemment Beethoven (dont il a dû porter, malgré lui, le titre de « successeur »), mais Bach. Mozart, Palestrina. Nous pourrions aussi évoquer l’aspect ouvert, « humain », œcuménique de ce « Deutsches Requiem », qui est donné comme un acte de musique sacrée, mais pas liturgique. Là encore, l’auteur se nourrit de la langue luthérienne, profondément allemande, de la Bible, pour mieux nous faire accéder à l’universel.

     

    C’est cela, je crois, la grandeur de ce Requiem. Non parce qu’il serait allemand. Mais parce que, étant donné littéralement comme « allemand », il nous propulse, par le miracle de la langue germanique, conjugué à celui de la musique, dans un ailleurs, planétaire. Hors du champ des langues et des nations. C’est peut-être là, le sens de ce « Ein » : partir de l’expérience individuelle, pour mieux parler le langage de tous.

     

     

    Pascal Décaillet

     

    *** L'Histoire allemande en 144 tableaux, c'est une série non chronologique, revenant sur 144 moments forts entre la traduction de la Bible par Luther (1522-1534) et aujourd'hui.

     

    *** Prochain épisode - No 10 - La Première, en 1804 à Weimar, du Wilhelm Tell, de Friedrich Schiller.

     

     

     

  • Série Allemagne - Intermezzo no 2 - Accomplir l'essentiel

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    Jeudi 30.07.15 - 11.39h

     

    L'Histoire allemande m'occupe jour et nuit, pour ma plus grande passion. Un sujet en appelle dix autres. Les connexions s'enchaînent. Par la puissance de l'instinct, tout va d'abord très vite. Mais après, à chaque fois, il faut creuser, approfondir, reprendre des lectures, en entamer de nouvelles.

     

    Surtout, une chose me frappe : depuis quarante ans, je lis sur le sujet. En tout, des centaines d'ouvrages, voire plus. A chaque lecture, depuis l'adolescence, j'avais toujours l'impression de m'offrir une "excursion", hors de ce qui aurait dû être le sujet principal de mes champs d'intérêts. Combien de fois, lisant Hölderlin ou Celan, y trouvant une extase peu comparable, je me disais "Tu ne devrais pas lire cela maintenant, tu as tant d'autres choses à faire".

     

    Eh bien voyez-vous, doucement, avec la lenteur d'une révélation photographique en chambre noire, je suis en train de me rendre compte que tous ces livres, j'ai eu parfaitement raison de les lire. Et qu'entrer en chacun d'eux, c'était justement accomplir à fond, dans la durée, à travers les décennies, dans le travail de mon propre vieillissement, l'une des activités principales de mon existence.

     

    Pour m'en rendre compte, il aura fallu cette série. Chaque pièce, dans le puzzle, trouve sa place avec une facilité qui me fascine. Assurément, il y en aura plus que douze. Je suis parti pour un travail de beaucoup plus grande envergure.

     

    Pascal Décaillet

     

  • Série Allemagne - No 8 - Le sac du Palatinat (1688-1689)

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    L'Histoire allemande en 144 tableaux - Série - No 8 – Le mot « sac » est encore bien doux pour exprimer la violence de ce qui fut commis, sur ordres de Louis XIV et de Louvois, dans le Palatinat, en 1688 et 1689.

     

     

    Des villes entières détruites. Les villages, les châteaux, les forteresses, les ponts, rasés. Un pays entier, dévasté. Les champs, incendiés. Les récoltes, pillées. Les populations, chassées. La guerre est toujours une chose abominable, et les Allemands en ont souvent su quelque chose, comme agresseurs. Mais ce qui s’est passé dans le Palatinat, ou Comté palatin du Rhin, aujourd’hui Land allemand associé à la Rhénanie, naguère partie du Saint Empire, mérite aujourd’hui d’être rappelé. Par l’intensité de l’horreur. Par l’aspect systématique, et prémédité en cabinet, des crimes commis. Plus encore, par la trace que toutes ces exactions ne manqueront pas, dès 1689, de laisser dans la mémoire blessée des Allemands, par rapport à la France. Voltaire, dans « Le Siècle de Louis XIV » nous laisse d’admirables pages sur la question. François Bluche, biographe du Roi Soleil, n’épargne pas le héros de son livre, lorsqu’il traite le sujet.

     

    N’oublions pas une chose : si les Allemands, à juste titre depuis 1870, ont en France une réputation d’envahisseurs (1870, 1914, 1940), les armées françaises, pour leur part, ont maintes fois mené campagne dans les Allemagnes, et occupé des provinces entières. Cela, sous l’Ancien Régime, lors des guerres de la Révolution, sous l’Empire. Et même, côté occupation, sous la République, de 1918 à 1925. Puis, après 1945. Cela, avec toujours une obsession : la maîtrise du Rhin, « frontière naturelle ».

     

    Ce qui frappe, dans le sac du Palatinat, c’est l’aspect prémédité. Les armées françaises n’ont pas frappé dans le feu d’une action violente face à l’ennemi. Non, elles ont appliqué la planification de destruction de tout un pays (le Palatinat en était un), établie froidement, en haut lieu. Faut-il, devant l’Histoire, incriminer Louis XIV lui-même, ou plutôt son redoutable ministre de la Guerre, Louvois (1641-1691) ? Faut-il appliquer la responsabilité majeure aux maréchaux de camp, sur le terrain, on pense en priorité au terrible Ezéchiel de Mélac (1630-1704), destructeur d’Heidelberg en mars 1689, bourreau du Palatinat ? La guerre fut-elle menée « en cabinet » à Versailles, par un état-major trop théorique et trop éloigné des réalités ? Toutes ces questions, l’historien Jean-Philippe Cénat les traite admirablement, dans son article éclairant sur la question, « Le ravage du Palatinat : politique de destruction, stratégie de cabinet et propagande au début de la guerre de la Ligue d’Augsbourg », Revue Historique 2005, no 633.

     

    Dernière question, la plus importante : Louis XIV, ce grand souverain de son siècle, n’avait-il pas l’intelligence stratégique de comprendre que, s’il gagnait militairement sur le terrain, il allait perdre, pour longtemps, les estimes et les appuis des Princes d’Europe, à commencer ceux des Allemagnes ? Gagnant une bataille, il allait noircir durablement la réputation de la France. Sur un point, les historiens sont d’accord : quatre ans après la Révocation de l’Edit de Nantes (1685), l’affaire du Palatinat est, immédiatement après, la seconde erreur majeure de son interminable règne (1643-1715). La France, assurément,  n’en est pas sortie grandie. L’Allemagne, meurtrie. La mémoire allemande, lacérée. Je vous donne un exemple : au vingtième siècle, il arrivait encore aux Allemands (et, qui sait, aujourd’hui ?) de nommer leur chien « Mélac », en mémoire de l’incendiaire qui pourtant, ayant pris sa retraite après les Guerres de la Ligue d’Augsbourg, touchera jusqu’à sa mort une juteuse rente du roi.

     

    Cette Guerre de la Ligue d’Augsburg est l’un des grands cycles guerriers des sept décennies de règne de Louis XIV. Elle oppose, une fois de plus, la France au Saint Empire (l’éternel conflit, millénaire), et il est vrai qu’en cette année 1688, il y a risque d’invasion de la France par l’Alsace. Alors, comme toujours dans l’Histoire, comme un siècle plus tard au moment des Guerres de la Révolution, on fait donner l’Armée du Rhin. Le plan de guerre français est très clair : pour protéger les frontières du pays, on va s’employer à neutraliser les marches rhénanes, côté allemand, justement le Palatinat. En clair, on va abattre tous les murs de fortifications, détruire la récolte (la terre brûlée), raser les villes et les forteresses. De façon à faire du Palatinat une région impossible à vivre pour une armée en campagne. Du coup, on crée une zone tampon, protégeant les frontières françaises. Sur le strict plan militaire, l’opération réussira. Louis XIV sera vainqueur, ses généraux et maréchaux de camp, récompensés. Mieux : Napoléon, plus d’un siècle plus tard, comme le note Cénat dans l’article cité plus haut, rendra hommage à l’opération, et à son efficacité. Mais politiquement, diplomatiquement, le sac du Palatinat sera pour la France un désastre.

     

     

    Le sac du Palatinat avait un précédent, quinze ans plus tôt, impliquant l’un des plus grands chefs militaires de l’Histoire de France : en 1674, Turenne (1611-1675), peu de temps avant de périr d’un boulet à la bataille de Salzbach, s’était déjà livré à un premier « Ravage du Palatinat ». Mais en 1688 et surtout 1689, avec le Sac, ou « Second Ravage », la violence atteint des proportions rarement égalées. Heidelberg, Mannheim, Worms, Spire sont détruites. Les églises, rasées. Des milliers de maisons, détruites. A Heidelberg, l’une des villes les plus chargées d’Histoire en Allemagne, le château demeurera en son état de destruction, en témoignage des événements de 1689.

     

     

    Piller, détruire, incendier étaient certes courant au dix-septième siècle. Mais tous s’accordent à relever l’exceptionnelle violence de cette campagne française dans le Palatinat. Et surtout, les historiens s’interrogent (et Jean-Philippe Cénat aborde à fond cette question) sur l’aspect programmé à froid des exactions. Les horreurs palatines furent-elles tranquillement dictées par le « cabinet » de Versailles ? Qui, devant l’Histoire, en porte-t-il la responsabilité ? Des généraux sanglants, certes, comme le sinistre Mélac. Louvois, certes, brillant ministre, à qui rien n’échappe. Mais, in fine, comment ne pas incriminer le souverain lui-même, chef des armées, monarque absolu, autorité exécutive suprême du pays ?

     

     

    Une dernière chose me frappe, elle concerne la mémoire allemande. J’ai déjà dit, dans cette série, à quel point le dix-septième était un siècle abominable pour les Allemands, véritable champ de bataille de l’Europe. Ils devront attendre le milieu du dix-huitième, avec l’avènement de la Prusse et le grand Frédéric II, pour renaître. Dans la seconde partie de ce dix-huitième siècle, avec le Sturm und Drang, puis les débuts du romantisme, ils offriront au monde leurs plus grands écrivains, sans compter (pendant tout le siècle) la musique. Mais là, sur ce Sac du Palatinat, ce qui manque cruellement, c’est une œuvre littéraire, porteuse de mémoire, comme le fut le Simplicius de Grimmelshausen pour la Guerre de Trente Ans (1618-1648). Du coup, le Sac du Palatinat, personne n’en parle. Ou pas grand monde. Alors que nous sommes dans un événement majeur. Face à un étonnant silence de l’Histoire. C’est l’une des raisons qui m’ont poussé à m’y plonger  ces derniers jours, et vous offrir cette chronique.

     

     

    Pascal Décaillet

     

     

    *** L'Histoire allemande en 144 tableaux, c'est une série non chronologique, revenant sur 144 moments forts entre la traduction de la Bible par Luther (1522-1534) et aujourd'hui.

     

    *** Prochain épisode - No 9 - Lepizig, Gewandhaus, 18 février 1869 : la Première du Deutsches Requiem, de Johannes Brahms.