Sur le vif - Mardi 30.06.15 - 17.56h
J’avais huit ans lors de mon premier séjour en Grèce, 1966, un an avant les colonels. Athènes, Cap Sounion, Delphes, Crête, Rhodes, Chios, avec ma famille. Totalement magique. Et décisif, pour la suite de ma vie. Mais la Grèce de cette époque se gardait bien de nous parler de sa situation sociale, elle nous offrait le bleu de la mer et celui du ciel, les colonnes brisées, le rêve absolu de ce qu’elle avait été. Pour les besoins de son tourisme (encore naissant, après les abominables années de la guerre, l’occupation allemande, la déportation des Juifs de Salonique, la présence italienne en certaines îles, et surtout les horreurs de la Guerre civile, entre 1946 et 1949), la Grèce nous proposait d’elle-même une image qui relevait de l’artifice. « Nous sommes peut-être pauvres, mais regardez comme notre passé fut prestigieux ». Et ça marchait plutôt bien, parce que les gens allaient là-bas pour se reposer, goûter du rêve, et non pour des thèses sur l’état réel du pays.
L'artifice, comme mode de survie
Même les colonels, 1967 : le monde a un peu toussé, même pas, et puis l’immense majorité des gens ont continué, jusqu’en 1974, de se rendre en Grèce. Lorsqu’en 2009, sur une colline de Toscane, à l’ombre d’un pin parasol, j’ai lu les 800 pages de « Un Homme », l’absolu chef d’œuvre d’Oriana Fallaci, j’ai pris la mesure, bien tardivement, de la noirceur de ces années, les intérêts économiques et financiers derrière le putsch militaire, le tout à travers la trame d’une histoire d’amour que je vous recommande, tant elle est bien racontée. En Grèce, dans les temps archaïques de l’épopée homérique, comme à l’époque classique, alexandrine ou romaine, sans parler de Byzance, la question de l’artifice se pose constamment. Ulysse le rusé, l’homme aux mille tours. Mais aussi le marchand, qui vous ensorcèle de son discours. Le poète. En trois millénaires, la Grèce, celle des Cités comme celle de la présence romaine, ou beaucoup plus tard celle de la nation naissante (1830), a toujours eu le souci de construire une image d’elle-même. Tous les pays font certes cela. Mais tous ne disposent pas d’un passé aussi prestigieux, fonds de commerce, générateur de rêves et de profits.
Dans la crise actuelle face à l’Union européenne, la question de l’artifice est centrale. En termes d’images, face à la machine de Bruxelles, le pays inventeur de la citoyenneté, d’une forme de démocratie que nous décrit si bien Thucydide, à travers l’hommage aux morts de Périclès (431 av JC), dans la guerre du Péloponnèse, ce pays-là, comment voulez-vous qu’il ne soit pas vainqueur dans le cœur des autres peuples ? Cet appel à l’émotion de l’Histoire, les Grecs savent le lancer, lorsqu’ils en ont besoin : peuple rusé, odysséen, forgeur de mythes, raconteur d’histoires. Ainsi, que convoque Alexis Tsipras, pour défier l’Europe ? Simplement, un référendum ! Le coup est génial : nous les Grecs, inventeurs de la démocratie et de la participation citoyenne, nous les faisons simplement fonctionner. Et vous, chez vous, chers amis européens, vous en organisez souvent, des référendums, hmmm ? D’un côté, Ulysse aux milles ruses. De l’autre, la brutalité borgne (et bientôt aveugle) de Polyphème, le Cyclope. Une fois de plus, par Tsipras, la bataille de l’artifice est gagnée.
Quand les Allemands rêvaient la Grèce
En écrivant ces lignes, je pense à l’immense philologue Ulrich von Wilamowitz-Moellendorff (1848-1931), celui qui a laissé des milliers de fois son nom dans tous les apparats critiques des éditions de la Grèce ancienne. C’était un Allemand de la région de Posen (Poznam), titulaire de la chaire de philologie classique à l’Université de Göttingen, qui a quasiment édité à lui-seul l’intégralité du corpus de son époque. Il aimait follement la Grèce, cet homme, et j’ai entendu quelque part qu’il avait pourtant longtemps redouté d’en faire le voyage. La vraie Grèce ! Celle de son époque, fraîchement libérée de la présence ottomane, infiniment pauvre. Après la passion que lui avaient vouée les poètes allemands (Hölderlin en tête) et anglais (Byron) autour de l’indépendance de 1830, qui s’intéressait encore à la Grèce politique dans la seconde moitié du dix-neuvième siècle ? Là aussi, se posait la question de l’artifice. La Grèce de l’image, face à la Grèce réelle. La Grèce rêvée, reconstruite dans les tableaux d’un Caspar David Friedrich, face à la Grèce, bien palpable, des hommes et des femmes de l’époque.
Et je crois bien que tout helléniste doit se poser la question centrale de l’artifice. Puisque tout l’exercice intellectuel consiste en une reconstruction (certes follement excitante) d’une réalité disparue. Nul, mieux que les Allemand de la fin du dix-huitième (on retrouve Hölderlin, mais Goethe, Kleist aussi), n’a posé artistiquement le thème de l’idéalisation. A travers la Grèce, que rêvaient-ils ? De l’édification de leur propre nation, au siècle suivant ? Ou des « vivants piliers » d’un prodigieux réseau de signes, la langue allemande et la langue grecque, l’une et l’autre infiniment dialectales, étant faites pour se rencontrer. Mais enfin, lorsque Caspar-David Friedrich nous peint le Temple d'Agrigente, de quel côté de l’artifice, du rêve, de l’idéalisation se place-t-il ?
La vraie créance, où est-elle ?
L’helléniste, par définition, joue de cette distance dans le temps, cette « re-création » que les vendeurs de tourisme, à partir des années cinquante, nous ont préfabriquée pour la vendre en une fragmentation de « récréations » estivales, avec ouzo et souvlakis. Là, nous sommes au cœur de l’artifice grec. Tsipras en joue, c’est un homme habile et intelligent. Mais aimer la Grèce, toute passion pour le passé consommée sans être jamais consumée, c’est aimer le pays d’aujourd’hui. Le peuple de ce pays, aujourd’hui. Lire sa presse d’aujourd’hui. Lire Pindare dans le texte, oui bien sûr, mais aussi lire, en grec moderne, l’édito de Ta Nea. Et figurez-vous qu’il existe, en Suisse romande, un journal qui nous parle, avec un rare talent, de la Grèce d’aujourd’hui, et notamment de son cinéma. Ce journal s’appelle Gauchebdo. Je vous le recommande.
Aimer la Grèce, c’est se jouer de l’artifice, traverser son écran, pour aller chercher la réalité profonde du pays contemporain. Cette Grèce du réel, que les plus géniaux des Allemands, fin dix-huitième, puis dix-neuvième, redoutaient d’affronter. Déjà, ils se méfiaient de l’artifice brisé. Comme un miroir de leurs peurs à eux, face à leur nation, qui, elle aussi, se cherchait. La vraie question des relations entre la Grèce et l’Allemagne, c’est peut-être là qu’il faut aller la dénicher. La vraie créance, de quelle nature profonde est-elle ? Face aux enjeux de langue, de culture, de nation, entre la civilisation grecque et celle de l'Allemagne, qui est le débiteur, qui est le créancier ?
Pascal Décaillet