Sur le vif - Samedi 13.12.14 - 17.20h
Dans la tragi-comédie budgétaire, tout est affaire de postures. Le budget est un acte de domination intense et jouissif. Ce moment d’extase où chaque député peut distiller son pouvoir, à commencer par cette délicieuse oligarchie de hobereaux qu’on appelle la Commission des finances. On y savoure la plus noire des dominations, celle de donner l’argent, ou non. Libérer ou non la substance. On y menace, on y joue, on y coupe, on y castre, on y punit. Pourquoi se gênerait-on : on y tient le fouet par le manche.
Député n’est pas une fonction très drôle. A longueur d’année, on y sue sur des textes de lois qui n’intéressent personne. On se coltine des commissions sur des questions techniques, on s’écharpe sur des queues de cerises, on n’est pour cela que modestement rétribué. Alors, vous pensez, une fois par an, pouvoir distribuer l’argent. Approcher la table du poker menteur, où quelques caïds de la Commission des finances ricanent et dissimulent. Pour un peu, ne manqueraient que le bleu des yeux de Paul Newman, la musique de Scott Joplin, l’éclair de ces regards entendus, comme un big-bang, le destin du monde dans la doublure d’une manche.
Chaque automne, la même liturgie. Le Conseil d’Etat arrive avec un projet, le croupier de la Commission des finances le met en jeu, on annonce la couleur, on dupe, on simule, on prend trois coups d’avance. Bref, on y déroule la Messe Basse dans l’Ordre du Jeu. C’est cela, confier le budget d’un Canton à des parlementaires. La force des baïonnettes n’ayant pas vraiment donné suite, en juin 1789, à l’injonction de Mirabeau, les « élus du peuple » ont pris leurs habitudes, leurs quartiers. Ils ont élaboré leurs hiérarchies internes : aux Finances, les caïds. Lorsque ces derniers sont libéraux, ou livrés à la conciergerie des libéraux, on y décide, dans une veillée d’armes appelée « caucus », de se faire le DIP, par exemple. Alors, haro sur l’école. Haro sur ce que notre trésor commun a de plus cher, de plus important : la formation de nos enfants.
Et là, il suffit que l’un des caïds, un finaud, brandisse le diapason, et c’est toute une meute qui se met à parler le même langage, débiter les mêmes slogans, ruminer les mêmes chiffres. On tombe sur le DIP comme sur un animal malade de la peste : l’Ecole, Agneau sacrificiel, Agnus Dei.
Parce que chaque automne, il faut une victime, ainsi le veut le rituel noir du budget. Au solstice, il faut sacrifier quelque chose. Cette année, ce sera le DIP. Juste pour l’accomplissement de la liturgie. Pour que la messe soit dite. Pour que le plénum, juste avant Noël, puisse se séparer sur un accord qui donne l’impression d’avoir été arraché, comme l’Edit de Nantes, après des nuits d’intenses négociations. Alors que là, tout est bidon. Chiqué. Pipé. La nature de l’issue, on la savait dès le début. Il avait fallu accomplir le rite. C’est cela, la comédie parlementaire du budget. Reste qu’au DIP, pour prendre cet exemple, il pourrait bien y avoir des victimes, des vraies, Sur le carreau. Des humains dévoués à leur tâche. Ayant juste eu la malchance, comme l’agneau de la fable, de se trouver au mauvais endroit, au mauvais moment, dans la ligne de tir des caïds. Quelque part sur le tapis rouge.
Pascal Décaillet