Mardi 13.08.13 - 11.47h
Il était bâti comme le commissaire Maigret. Solide, charpenté, épaules larges, physique de boxeur et de rugbyman, deux sports qu’il avait pratiqués dans son sud-ouest natal. Nous, la volée de la Maturité fédérale d’avril 1976, notre premier contact avec lui date du début de la Seconde, septembre 1973, il y a juste quarante ans. Pendant ces trois années scolaires, il allait être notre professeur, notre référence, mais à vrai dire beaucoup plus que cela : notre maître, au sens si puissant où l’entend Péguy dans les Cahiers de la Quinzaine, 1913. Ce lien profond, indescriptible, qui scelle la mémoire et ravive les sens.
Entre le maître et l’élève, ce genre de maître en tout cas, s’établit une relation pour la vie, et sans doute aussi au-delà de la vie, d’où mon émotion, la nôtre, celle de toutes ces centaines de jeunes qui eurent le privilège de suivre ses cours. L’Abbé Pierre Pascal (1927-2013) vient de nous quitter à l’âge de 86 ans, dans ce diocèse d’Agen dont il était originaire et où il était allé passer sa retraite. Cet homme incroyable était, au sens le plus fort, le plus marmoréen, une figure. Je viens ici lui rendre hommage.
Je l’ai connu de l’âge de quinze ans à celui d’un peu moins de dix-huit, autant dire les années qui marquent. Il nous a enseigné le latin, langue dont il avait une connaissance d’une incroyable intimité, en Seconde, mais avant tout le français, la branche phare, amirale, celle que tout adolescent un peu sensible aux textes, à la poésie, attend. À mes collègues, il enseignait aussi l’anglais. Sur les onze années (1965-1976) que j’ai passées à l’Institut Florimont, Pierre Pascal est, avec René Ledrappier, le professeur qui m’a le plus impressionné. Parce qu’à cet âge-là, qui est de musique et de poésie, mais aussi déjà d’angoisses, on a besoin d’un aîné qui vous prenne par la main, et, sans rien imposer, vous initie. Cette tâche, qui est celle du guide, il l’a accomplie au-delà de toute espérance.
Mais surtout, quel homme ! Avec sa faconde de Gascon, ses histoires extraordinaires, ici la Résistance, là la loge d’une cantatrice, il nous racontait sa vie, ses vies, la boxe et le rugby, picaresque comme on n’en fait plus. Il nous faisait rire, rêver, ses cours étaient de ceux où toujours quelque chose surgit, il en était le centre, comment eussiez-vous voulu qu’il en fût autrement ? Il exagérait, inventait, déployait le roman de son existence, mais aussi a su nous parler avec maestria des grands courants de la littérature française, disons depuis Rabelais. Chacun de ses cours était une histoire, passait par le récit, était attendu comme tel par chacun de nous. Au fond, nous allions au spectacle. «Que diable va-t-il encore nous raconter aujourd’hui ? ».
Pierre Pascal n’était pas vêtu comme un abbé, Vatican II avait déjà relégué la soutane, mais avec une veste et une cravate, toujours impeccable, pas fâché de plaire, ce qui lui donnait un peu l’allure d’un entraîneur de rugby au moment de recevoir la Coupe, ou d’un gentleman-farmer, distingué, avec un zeste de parfum, dès les premières heures du matin : l’état ecclésiastique n’était pas pour lui synonyme de relâchement physique, ni vestimentaire. Et puis, il y avait ces fameux moments réguliers qu’il passait à la Radio Suisse Romande, pour enregistrer ces fameuses Minutes œcuméniques qui ont réveillé sous sa voix, avec la saveur de son accent méridional, de 1972 à 1981, des générations d’auditeurs, juste avant le journal de 7h. « C’est ton prof qui vient de parler ! », s’écriait ma mère, émue de la notoriété romande de ce personnage dont je parlais quasiment à tous les repas. Je trouvais magique, irréel, qu’un homme puisse faire de la radio.
Je n’ai parlé ici que du professeur, et revis avec émotion ces années si déterminantes. Je pense à mes dix camarades de la volée avril 1976, mais aussi à tous ceux qui ont connu le Père Pascal. Comme enseignant, ou plus tard comme curé à Compesières, ou simplement comme ami. Il fait partie, comme René Ledrappier, de ces hommes qui vous marquent pour la vie. Une personnalité hors du commun. Tous ceux qui l’ont fréquenté, je crois, se reconnaîtront peut-être un peu dans ces quelques lignes. Hommage à lui, plus présent que jamais, dans nos mémoires.
Pascal Décaillet