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  • Deux hommes, l’Elysée, la mort

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    Notes de lecture - Mardi 29.06.10 - 16.52h

     

    C’est un livre troublant que je viens de lire ce week-end, fort bien écrit par ma consœur du Monde Raphaël Bacqué, une histoire d’amour et de dépit, avec au bout du chemin le suicide. Mais, s’il est fréquent que des humains mettent fin à leurs jours, il est un peu plus insolite, vous en conviendrez, qu’on retourne contre soi-même un 357 Magnum Manurhin en étant à l’Elysée, à quelques mètres du Président de la République ! C’est pourtant ce qui se produit le 7 avril 1994. Le suicidé s’appelle François de Grossouvre. Le Président, François Mitterrand.

     

    C’est un livre triste, en tout cas il finit tristement avec l’enterrement de Grossouvre, Mitterrand qui s’invite dans l’église alors que la famille du défunt n’en veut pas, elle le laissera seul sur le parvis à la sortie, sans lui serrer la main, lui le chef de l’Etat. De la forte amitié entre les deux François, ce jour-là, il ne reste rien. Si ce n’est un monceau de secrets, la plupart aujourd’hui connus, quelques-uns emportés dans les deux tombes, à jamais.

     

    Aristocrate de province, maurrassien passé par la Résistance, industriel, François de Grossouvre rencontre Mitterrand au cours de l’hiver 1959. Il est de deux ans son cadet, a fait le même genre de guerre (disons avec la même « évolution »), et cette première rencontre s’opère sous l’un des parrainages les plus prestigieux qui se puissent concevoir : Pierre Mendès France, Françoise Giroud. Côté Grossouvre, c’est aussitôt le coup de foudre. Et ce livre-là, celui de Bacqué, c’est d’ailleurs la confirmation de l’exceptionnel ascendant que François Mitterrand a pu avoir sur certains hommes, celui qu’il eut sur les femmes étant largement connu.

     

    Grossouvre a de l’argent. Il finance, ou en tout cas facilite grandement les campagnes présidentielles de 1965, 1974, et celle, victorieuse, de 1981. Il sait se rendre utile, fréquente de très près l’homme qui monte, au point de devenir ce qu’il croit être son ami, son égal. Sur ce second point, en tout cas, il se trompe. C’est le début d’un malentendu dont Raphaëlle Bacqué décrit magnifiquement l’évolution, et qui conduira, un jour, à la rupture. Et, quelques années plus tard, au suicide.

     

    De mai 1981, l’arrivée de Mitterrand à l’Elysée, au 7 avril 1994 (le suicide), François de Grossouvre, d’abord conseiller personnel puis responsable des Chasses présidentielles (domaine régalien s’il en est), n’a jamais cessé d’occuper son bureau à l’Elysée. Personne, autour de lui, n’a jamais exactement su ce qu’il y faisait, un puissant mystère entourait la présence de cet aristocrate secret, ne manquant jamais une occasion de montrer sa proximité avec le Prince.

     

    Le problème, c’est qu’il y a un moment où il n’y a plus de proximité du tout. Parce que les deux hommes ont rompu avec fracas. Mais le Président, ultime perversité, ne lui demande pas du tout de quitter l’Elysée ! Alors, Grossouvre se met à ruminer. Alerte la presse. Multiplie les propos accablants sur le chef de l’Etat, vipérins d’acrimonie, des mots d’amant éconduit, ou de Montespan délaissée. Autour de lui, tout s’écroule. Plus personne ne le prend au sérieux. Mais il a le droit, tout de même, de rester là. A quelques mètres du souverain. Quêtant un retour en grâce, qui ne se produira pas. Seule la mort, la sienne, le délivrera de cet enfer.

     

    Un livre triste, oui. L’un des innombrables dégâts collatéraux de la puissance sentimentale que François Mitterrand, ce diable d’homme, était capable d’inspirer à d’autres hommes, prêts à le suivre comme des chiens, sans autre retour que, parfois, la grâce d’un regard, la possibilité d’un sourire. Etrange histoire, racontée avec talent. Se lit comme un roman. Le roman de deux hommes autour de la mort.

     

    Pascal Décaillet

     

    *** Le dernier mort de Mitterrand, par Raphaëlle Bacqué, Grasset Albin Michel, mai 2010, 238 pages.

     

     

     

     

     

  • Salam, Alec !

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    Chronique publiée dans la Tribune de Genève - Lundi 28.06.10

     

    La Genève internationale n’existe pas. Elle est juste une fiction. Juste l’hallucination collective d’une petite clique – toujours la même – qui adore se déhancher autour d’un drink, parler anglais, rêver d’un univers multilatéral qui n’existe que dans leurs têtes. Un doigt de scotch, trois larmes de soda, et le bleu de la planète qui vous caresse l’âme.

     

    Il faut voir avec quelle arrogance ils parlent des nations, cet archaïsme qu’ils prétendent avoir dépassé. Il n’y aurait de solutions que mondiales à des problèmes mondiaux, les frontières seraient vulgaires, les problèmes locaux, ridicules.

     

    Mais cette petite clique de snobinards de cocktails, lustrée dans le sens du poil par quelques-uns des nôtres qui voudraient s’arracher à leur provincialisme, fut-elle jamais au rendez-vous lorsque l’heure fut grave ? On a vu l’utilité de la SDN au cœur des années noires. On a vu l’éblouissante efficacité du Forum humanitaire mondial, de Kofi Annan.

     

    Dès que les choses vont mal, ce petit monde vous lâche, s’évapore. Alors, il convient d’être assez fort pour s’en sortir par soi-même. La force d’un pays, c’est sa cohésion, sa fraternité interne, son envie d’exister. Lorsque les choses vont mal, ces valeurs-là valent mille fois plus que l’amitié des petits fours, des ronds-de-jambe et des salamalecs.

     

    Pascal Décaillet

     

  • Un livre d’été, éblouissant

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    Notes de lecture - Dimanche 27.06.10 - 15.48h

     

    C’est l’histoire d’une femme qui ne dit jamais « je », nous raconte pourtant sa vie, qui est à la fois la sienne et celle des autres, la nôtre. Sans une amie qui me l’a offert, je n’aurais sans doute jamais lu « Les années » d’Annie Ernaux. Sans le miracle d’une Pentecôte-éclair dans le Lubéron, il y a quelques semaines, je n’aurais pas eu l’intense bonheur de m’y plonger.

     

    C’est l’histoire d’une femme née au début des années quarante, on l’appellera simplement « elle ». C’est le livre « d’elle », avec son apparence impersonnelle, et c’est notre livre à tous, pour peu que nous ayons frayé avec cette époque et que l’univers de références très français de la narratrice ne nous rebute pas.

     

    Dans ce livre-là, nul chapitre, juste le fil du temps qui passe. Chronologique. Et, comme repères, un album de photos, sur lesquelles, de l’enfance à la retraite, apparaît « elle ». Juste pas l’Occupation, ou à peine, mais la France de l’immédiate après-guerre, miséreuse, celle d’avant les glorieuses. La Quatrième République, les guerres coloniales, Indochine puis Algérie, notre jeune fille qui grandit, brille aux études, s’arrache à sa famille paysanne de Normandie, monte à Paris. Et c’est la vie qui va, les souvenirs qui remontent, l’aventure collective d’une génération, jamais de « je », toujours « elle ».

     

    Mais l’impersonnel n’est qu’apparent. Elle vit, elle aime, elle souffre, cette jeune femme, se marie puis divorcera, elle enfante et travaille, écrit. L’histoire qu’elle nous raconte ne se cantonne de loin pas à la politique. La consommation, les grands magasins, les pubs, la vie de femme, la pilule dans les années soixante, l’avortement avec Simone Veil, les rapports au sein de la famille. C’est un album de photos et c’est un film, c’est une fresque de mille détails, c’est le « Je me souviens » de Perec autrement raconté, c’est sa vie et c’est la nôtre, ses souvenirs à elle et les nôtres, qui s’entrechoquent.

     

    C’est une écriture, surtout, d’une rare limpidité. Le fil du temps qui court sous la plume, le destin des foules allant se fondre dans celui d’une seule personne, « elle ».

     

    « Le plus défendu, ce qu’on n’avait jamais cru possible, la pilule contraceptive, était autorisé par une loi. On n’osait pas la réclamer au médecin, qui ne la proposait pas, surtout quand on n’était pas mariée. C’était une démarche impudique. On sentait bien qu’avec la pilule la vie serait bouleversée, tellement libre de son corps que c’en était effrayant. Aussi libre qu’un homme ». (Page 95 de l’édition Gallimard folio, 2008)

     

    Le héros, qui est-ce ? Est-ce « elle » ? Est-ce nous ? Et si c’étaient, simplement, les années ? Ce temps commun qui nous enveloppe, ensemble, et fait de nous, avec toutes nos différences, les enfants d’un même destin collectif. Ces années qui nous prennent comme individus et nous transforment, doucement mais irrévocablement, en contemporains.

     

    Pascal Décaillet