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Sur le vif - Page 773

  • Eloge de la nostalgie

     

    Samedi 15.11.14 - 16.05h

     

    Bien sûr que je suis nostalgique. De tout, de rien. Trois rimes de Ferré ou de Verlaine, un violon chez Mendelssohn, n’importe quel roman de Thomas Mann, la moindre ligne de Kafka. Le passé ? Oui, bien sûr. Nous vivons tous avec les morts.

     

    Il serait tout de même étonnant qu’à cinquante-six ans, l’empreinte du temps n’ait produit sur moi nul sentiment qui pourrait s’apparenter à une forme de regret ou de mélancolie. Nulle tristesse d’ailleurs, juste la puissance impétueuse du souvenir.

     

    La nostalgie n’est pas la tristesse, loin de là. Elle est une intensité de vivre aujourd’hui, mais en maintenant avec le passé un lien indéfectible. Non qu’il fût meilleur. Mais il est le nôtre, simplement. Notre trace à chacun. Nos cicatrices, notre sillon.

     

    La nostalgie n’idéalise pas le passé. Par exemple, je suis habité par les années soixante, celles de mon enfance, mon premier voyage au Proche-Orient, un autre au Cap Nord, mon école primaire, avec les affluents de la Loire, ceux de la Seine et ceux de la Garonne. Les années de Gaulle, que je n’oublierai jamais. Mais ces mêmes années, je le sais, étaient traversées de zones d’ombre, pas question de les nier.

     

    La nostalgie n’idéalise pas. Simplement, elle revit. Elle laisse, doucement, remonter à la surface. Elle ne force rien, n’est pas volontariste, n’a pas à l’être. Elle laisse venir l’alluvion, prendre l’infusion. Elle est état d’âme, plutôt que mode d’action.

     

    Je suis nostalgique de mes parents et de mon enfance, des premiers émois, de ce jour exact de 1971, dans notre chalet valaisan, où j’ai ouvert et lu d’une traite le Grand Meaulnes, des Allemagnes de mon adolescence, de l’encens, du foin juste coupé, de mille sentiers en montagne.

     

    La nostalgie ne proclame nulle supériorité du passé, elle dit juste : « Je suis vivant, encore assez riche de mémoire pour porter la trace ». Juste cela.

     

    La nostalgie, dans mon cas, n’est pas venue avec l’âge. Enfant, j’étais déjà nostalgique. Il doit y avoir des êtres plus portés que d’autres. Enfant, je haïssais la mode et la modernité. Des adultes, j’attendais avec impatience la verticalité d’une transmission. Nombre d’entre eux, par chance, ont répondu avec un rare talent à cette attente. Le Père Collomb, dont j’ai souvent parlé, aumônier du primaire. René Ledrappier, éblouissant professeur. Plus tard, le Père Pascal. Et au milieu d’entre eux, entre 1971 et 1973, un germaniste d’exception nommé Rolf Kühn. Il a confirmé, aiguisé, orienté mon aspiration déjà solidement établie pour la langue et la culture allemandes. Je ne l’oublierai jamais. Pas plus que Bernhard Böschenstein, plus tard.

     

    A ceux d’entre vous qui seraient portés sur la nostalgie, je dis « laissez-vous faire, ne craignez rien, laissez venir ». Elle ne viendra pas vous envahir comme une lave incandescente. Elle ne vous est pas externe : elle vient de vous, incarne votre trace, porte vos épreuves, vos combats, vos cicatrices, la puissance de votre solitude.

     

    Rien de triste. Rien de grave. Enfin, pas plus que ce jeu de vie et de mort, de pesanteur et de grâce, de précision de midi et d’opacité crépusculaire qui nous font office de décor. Pour ma part, j’aime ça. Aimer la nostalgie, n’est-ce pas juste aimer la vie ? La vie qui va.

     

    Pascal Décaillet

     

  • Forfaits : voter oui n'est pas un crime

     

    Sur le vif - Vendredi 14.11.14 - 11.00h

     

    Le 30 novembre prochain, le peuple et les cantons se prononceront sur une initiative visant à abolir l’imposition d’après la dépense, communément appelée « forfaits fiscaux ». Cette initiative a franchi tous les caps pour passer devant le peuple. Elle suscite un débat très intéressant en Suisse sur la fiscalité, qui doit bel et bien être l’affaire de tous, déterminée par le plus grand nombre. A partir de là, chacun se prononcera, le souverain tranchera. Et nous respecterons sa décision. J’ai moi-même beaucoup apprécié le ton et l’intelligence des deux participantes de mon débat à « Genève à chaud », Magali Orsini (La Gauche) et Alia Chaker Mangeat (PDC). La première, pour l’abolition des forfaits. La seconde, contre.

     

    Chacun se déterminera, et il faut garder son calme. Il s’agit juste d’une initiative populaire, démarche dûment codifiée dans notre ordre constitutionnel, il y a des pour, il y des contre, il y a débat, et à la fin on décide. Le 30 novembre, nous votons, et croyez-moi, le lendemain, lundi 1er décembre, la Suisse continuera d’exister, la terre de tourner, et le soleil de nous gratifier parfois, à travers les brumes de l’arrière automne, de sa présence. En cas de oui, sans doute quelques forfaitaires quitteront-ils notre pays, d’autres resteront, estimant que la Suisse prodigue peut-être d’autres attraits que ses arrangements fiscaux. Par exemple, la majesté de son paysage. Par exemple, la qualité de son lien social. Par exemple, le sentiment de sécurité qu’on y éprouve.

     

    Il faut donc arrêter de nous prévoir la fin du monde. Oui, je le dis ici, l’appel à l’Apocalypse des opposants à l’initiative, avec ses figures d’exode et de saignée, devient tellement caricatural qu’il doit bien être en train de faire monter le oui. Et puis, il y a pire : l’arrogance dans le discours de certains opposants. Il faut voir comme on nous parle, à nous les quatre millions de citoyennes et citoyens constituant le corps électoral du 30 novembre : comme à des enfants ! Ils auraient, eux, les opposants, tout compris des mécanismes de la fiscalité, il faudrait les croire sur parole, et les partisans de l’initiative seraient infantiles, irresponsables, dénués de toute culture financière ou économique.

     

    A la vérité, de qui se moque-t-on ? Si cette initiative existe, si elle a été conçue, puis signée par plus de cent mille personnes, il faut croire qu’existe dans la population une profonde aspiration à rétablir la justice fiscale par rapport à des gens, déjà largement favorisés par la fortune, qui ne sont pas tenus aux mêmes règles face à l’impôt. Cette aspiration à rétablir l’équilibre est une posture citoyenne qui mérite totalement le respect. Ensuite, on partage ou non les conclusions qu’ils nous proposent. Mais de quel droit leur faire la leçon, et avec quelle morgue, comme s’ils étaient rétifs au moindre entendement ?

     

    Une initiative s’adresse au corps des citoyennes et des citoyens de ce pays. Elle n’appartient à personne, pas même à ceux qui l’ont lancée. Dans ce combat, méfions-nous des doctes et des docteurs, des grands savants moqueurs, des magiciens du chiffre. Les mêmes, ces deux dernières décennies, dans l’irrationnelle pulsion de la course au rendement et à la spéculation, jusqu’à l’effondrement de la bulle et au-delà, pour certains, de cet éclat, sont vraiment les derniers au monde à pouvoir, dans la vie citoyenne, venir nous faire la leçon.

     

    A cet égard, voter oui s'avère une option citoyenne parfaitement défendable. Au nom d'une conception politique. Ceux qui en auraient la tentation n'ont nullement à se laisser impressionner par les leçons et les démonstrations de nos grands sorciers de l'équation financière. On a pu jauger, ces dernières années, leur lucidité et leur efficacité. Un peu plus de respect de l'adversaire, un peu plus de tenue dans le débat citoyen, un peu de retenue dans les grands jonglages chiffrés, ne leur feraient pas de mal. Ils ne sont pas les professeurs, nous ne sommes pas les élèves. Ils ne sont pas les parents, nous ne sommes pas les enfants. Nous sommes citoyennes et citoyens, mûrs et vaccinés, et n'aimons les grands magiciens que sur les scènes ou dans les cirques.

     

    Pascal Décaillet

     

  • Non, notre démocratie n'est pas une armoire à mythes

    La campagne autour de l’initiative Ecopop, sur laquelle le peuple et les cantons se prononceront le 30 novembre, représente une double bataille dans le champ politique suisse. Elle est bien sûr la campagne sur le texte lui-même. Mais elle est aussi, de manière plus large, une passe d'armes de plus dans la guerre féroce qui se mène depuis quelques années autour de l’existence même de notre démocratie directe. Un fleuron que tant de nos voisins nous envient, mais que d’aucuns, de l’intérieur de notre pays, voudraient voir revisité à la baisse. Pour la simple raison que les initiatives, de plus en plus nombreuses, de plus en plus gagnantes (par rapport à l’époque lointaine où j’ai commencé à observer la politique suisse), les exaspèrent.

     

    Face à ce succès grandissant, face à la place que prend la démocratie directe dans l’univers sémantique de notre vie citoyenne, au détriment des petits jeux de miroirs de la vie parlementaire (si souvent discréditée par les élus eux-mêmes, occupés à vivre entre eux, se tutoyer sur les réseaux sociaux, préférer la défense de leur caste à celle des citoyens, larmoyer entre eux face au « populisme » montant de la masse, nécessairement inculte, infantile, et manipulée à leurs yeux), les voix et les plumes se multiplient pour exiger un rétrécissement du champ de la démocratie directe. Pour y parvenir, ils la discréditent.

     

    Dans ce travail de dénigrement, ils se permettent tous les coups. La démocratie directe suisse ne serait par exemple qu’une « mythocratie ». Étymologiquement, un pouvoir laissé aux récits, ce qui ne serait pas sans charme. En fait, un pouvoir aux mythes, dans le sens péjoratif du terme, on l’a bien compris. L’affirmer n’est rien moins qu’un mensonge. Juste une tentative, ridiculement lisible, de faire passer les partisans de la démocratie directe pour des arriérés du folklore, des ennemis de la Sagesse, de la Lumière, de l’idéale Géométrie, de la Raison. Comme si ces derniers concepts – assurément respectables – n’étaient eux aussi porteurs de leur part de mythe et d’idéalisation. Avec certains de ces joyeux Ventilateurs de Suisse romande, on a toujours l’impression de s’enfoncer dans l’épaisse forêt d’initiation qui, comme dans la Flûte enchantée, nous conduirait à la Lumière. Ou à l'Europe. Ou à la supranationale Communion des Saints.

     

    Beau récit, j’en conviens. Mais justement un récit, un « muthos » parmi d’autres, mythe au milieu des mythes, contre-religion au 18ème siècle, dans les décennies précédant la Révolution française, combat que je respecte mais qui n’a rien de moins mythique qu’un autre. Ça n’est pas la Raison (Vernunft) contre le Mythe. Mais le mythe de la raison contre d’autres mythes, celui de l’appartenance, celui de la « Gemeinschaft », celui de l’émotion commune, etc. En ramenant la démocratie directe à une mythologie de l’émotion, on nous produit un pur et simple mensonge. On le fait sciemment, à seules fins de dénigrer une voie populaire dont le succès grandissant commence à inquiéter.

     

    Une initiative, en Suisse, n’a rien de mythique. En tout cas, rien de plus qu’un débat parlementaire. Elle est un juste un outil (organon), parmi d’autres, de notre vie démocratique. Elle est, depuis plus d’un siècle, parfaitement prévue dans notre ordre constitutionnel. Elle n’a rien d’exceptionnel, ni en bien ni en mal. Elle n’a rien d’impropre, rien de sale. Elle est juste une volonté de changer un article de la Constitution fédérale, avalisée par au moins cent mille signatures, avant de l’être (ou non) par une majorité du peuple et des cantons. Exactement comme un débat parlementaire. Sauf que le corps électoral est de quatre millions de personnes, au lieu d’une centaine, ou deux cents. Ou de quarante-six. La seule chose qui change, c’est l’ampleur du débat, la caisse de résonance, la dimension nationale de l’explication citoyenne. Rien de mythique, juste un organe. Parmi d’autres. Il n’a jamais été question, jusqu’à nouvel ordre, de donner congé à nos Parlements cantonaux, ni à l’Assemblée fédérale.

     

    J’invite donc mes concitoyennes et concitoyens, et tous ceux qui me font l’amitié de me lire, à ne pas se laisser faire par cette immense entreprise de dénigrement de notre démocratie directe suisse. A ces gens-là, ceux qui conspuent et ceux qui ventilent, il faut réserver la petite surprise de répondre non par le langage des mythes, mais par celui de la Raison triomphante, avec ces syllogismes articulés qu’ils adulent, dans l’éblouissement de ce qu’ils appellent Lumière. Pour mieux camoufler les petites parts d’obscurité de leurs intérêts corporatistes.

     

    Pascal Décaillet