Sur le vif - Mardi 15.10.24 - 15.56h
J'observe la politique depuis plus d'un demi-siècle, et professionnellement depuis quarante ans. Et je vais vous dire une chose. La vraie césure, aujourd'hui, n'est pas entre la droite et la gauche, même si cette opposition demeure bien réelle et pertinente dans l'analyse des rapports de forces.
Non. La vraie césure, c'est celle entre les gens, hélas minoritaires, qui, de gauche ou de droite, croient en l'action politique. Veulent y croire. Fondent leur vie sur ce volontarisme. Et, de l'autre côté, la masse des gens qui n'y croient guère, voire pas du tout.
Dans ma jeunesse, jusqu'à la chute du Mur de Berlin, les gens étaient davantage politisés. J'avais dix ans en 68, vingt-trois en mai 81, trente-et-un lorsque la DDR a ouvert ses frontières. Je ne l'ai jamais caché : j'avais un immense respect pour ce pays (pas le régime, mais le pays, ses habitants, son rapport au social, à la culture, ses écrivains), j'ai vécu comme un choc l'absorption brutale de l'Allemagne de l'Est par Kohl et son capitalisme glouton. Je ne suis absolument pas un admirateur d'Helmut Kohl. Le grand Chancelier, pour moi, c'est Willy Brandt.
A partir du 9 novembre 1989, tout a changé en Europe. Irruption d'un ultra-libéralisme sauvage, d'inspiration anglo-saxonne, je dirais californienne. Prétendue "victoire définitive du capitalisme", à laquelle je n'ai jamais cru une seule seconde. Mépris pour l'Etat. Mépris pour les aventures collectives. Mythe de l'individu triomphant. Pour un lecteur, comme moi, de la philosophie allemande, des grands Discours de Fichte en 1807 sous occupation française de la Prusse, mais aussi de Brecht et de Heiner Müller, il y avait quand même d'autres horizons à définir.
Alors oui, plus de trois décennies d'un ultra-libéralisme saccageur du lien humain et des espérances collectives, tout cela nous a menés dans les décombres d'aujourd'hui. Une majorité de gens ne s'intéressent que lointainement à la politique, ou alors juste les histoires de querelles entre chefaillons de partis, bref l'anecdote. Ils se détournent de la politique, alors qu'elle les concerne au premier chef ! Quelle vie en commun ? Quelle éducation, pour nos enfants ? Quelle ambition culturelle ? Quelle cohésion, pour le corps social ?Quel système de santé, permettant à tous l'accès aux soins ? Quel volontarisme industriel ? Quel soutien à nos paysans ?
D'un côté, une minorité qui veut encore croire en l'action publique. De l'autre, la masse de ceux qui, pour mille raisons, s'en détournent. Là est la vraie césure.
La passion de toutes mes décennies d'engagement, radio ou TV, pour des débats citoyens, au coeur de la Cité, sur les sujets qui concernent le plus grand nombre, c'est cela : se battre non pour tel parti politique, mais pour la politique elle-même. Dans ce qu'elle a de plus noble : son combat contre les clans, les féodalités, les ferments de dispersion du corps social, les puissances de l'argent.
Il faut aimer les moulins. La solitude. Et la désespérance. Dans la grande plaine de la Mancha.
Pascal Décaillet