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  • Mourir pour Dantzig ? La prochaine fois !

     
    Sur le vif - Jeudi 17.11.22 - 06.11h
     
     
    Il fallait les entendre, avant-hier soir, les surexcités des chaînes continues, les Parigots qui refont le monde dans leur consanguinité consensuelle, prendre les airs de ceux qui allaient mourir pour Dantzig.
     
    La Pologne ! Ce moment qu’ils attendaient tous. La Pologne avait été touchée ! Or, c’est connu, toutes les guerres commencent en Pologne, celle de Troie, celle de Cent Ans, celle des Gaules. La Pologne, c’est la Ligne bleue de l’Oder et de la Vistule, c’est l’éternel prétexte à déclarer des guerres justes. Nous sommes tous des Polonais, dès que le ciel se charge.
     
    Avant-hier soir, ils tenaient enfin leur victime idéale. Hélas pour nos justiciers, la journée d’hier a été un peu difficile. Un entrepôt de céréales touché, c’est peut-être un peu juste pour être Pearl Harbor. Et surtout, cette infamie : l’affaire serait, tout au plus, une « erreur » des gentils Ukrainiens.
     
    Las ! Il a fallu rétropédaler. Prendre ses petites pilules bleues, dans la boîte nacrée d’or, et se calmer un peu. Mourir pour Dantzig, oui. Mais la prochaine fois.
     
     
    Pascal Décaillet

  • Vous vous ennuyez ? Lisez Plutarque !

     

    Commentaire publié dans GHI - Mercredi 16.11.22

     

    Depuis plus d’un demi-siècle, je dévore la Vie des hommes illustres. Signé Plutarque, l’un des plus grands biographes de l’Antiquité, au premier siècle de notre ère. L’un des auteurs grecs à m’avoir le plus marqué. Je l’ai lu très jeune, dans la langue. Dans ses Vies parallèles, il compare le parcours des Grecs et des Romains célèbres, Alexandre et César, Démosthène et Cicéron. Il est lui-même à cheval sur les deux civilisations, et passe de longs séjours dans une Rome qui a certes vaincu le monde grec, mais se trouve profondément influencée par le monde hellénique, ce qu’un célèbre vers d’Horace résume en cinq mots.

     

    A lui seul, par son recul historique, sa connaissance intime des antécédents, l’immensité de sa culture littéraire, Plutarque incarne le lien entre Rome et la Grèce. Et je me demande même s’il ne symbolise pas, aux yeux d’une postérité qu’il a profondément influencée (Shakespeare, Rousseau, Beethoven), l’Antiquité elle-même. Je me permets un conseil : lisez Plutarque. Choisissez, je vous prie, la remarquable traduction de Jacques Amyot : vous y entendrez chanter le français du seizième siècle, et la douceur même de cet archaïsme vous portera dans la passion des temps anciens.

     

    Plutarque n’est pas un historien, dans le sens scientifique donné aujourd’hui à ce mot, ni dans la ligne de rigueur de l’immense Athénien Thucydide, l’auteur de « La Guerre du Péloponnèse », qui vécut cinq siècles avant lui. Mais il est un narrateur d’exception. Le jeune Rousseau, qui le lisait déjà avec son père, restera toute sa vie sous son influence. Beethoven le lit avec passion. Et je crois que tout adolescent, helléniste en herbe, ayant d’abord dû passer par les récits de batailles de Xénophon, puis commencé à pratiquer les Dialogues de Platon, la Poétique d’Aristote, les tragédies de Sophocle, découvre comme un chemin de bonheur, d’humanité, de génie narratif, dans cet auteur au fond assez tardif (huit siècles de littérature grecque le précèdent, depuis les temps homériques).

     

    Oui, pour un jeune, amoureux de textes, d’Histoire et de musique, il y a, dans la totalité du monde restituée par Plutarque, des fragments de vérité. Pas toujours celle de l’historien, au sens actuel. Mais celle de l’âme humaine. Longtemps, on l’a d’ailleurs décrit comme un « moraliste », non dans le sens d’un donneur de leçons, mais plutôt dans celui d’un spécialiste des mœurs. Je me souviens du Professeur André Hurst, nous parlant de Plutarque avec une infinie science : non seulement l’œuvre, mais les éditions critiques, l’immensité de la postérité, c’était tout simplement passionnant de l’écouter.

     

    Alors quoi, moraliste, historien, biographe, romancier ? Depuis deux millénaires, on lui colle des étiquettes. Et si le génie de cet esprit était, justement, d’échapper à toutes les nomenclatures ? Tenez, je voulais vous parler d’autre chose au début, de politique genevoise, du pouvoir, de la justice. Et puis voilà, comme détourné pas mes passions souterraines, je vous ai parlé de Plutarque. Peut-on jamais prévoir ce que votre propre plume vous réserve ? Excellente semaine à tous !

     

    Pascal Décaillet

  • Barenboim, relieur d'âmes

     

    Sur le vif - Mardi 15.11.22 - 10.02h
     
     
     
    Né le 15 novembre 1942 à Buenos-Aires, 80 ans aujourd'hui, Daniel Barenboim n'est peut-être pas mon chef d'orchestre préféré, ni mon pianiste préféré (bien qu'il soit l'un des meilleurs vivants), mais ces deux restrictions n'ont strictement aucune importance. Parce qu'il est un géant.
     
    Un musicien total, enfant prodige dans son Argentine natale, mémoire musicale unique au monde (à l'exception de Martha Argerich), une vie dévorée par la musique, c'est fou, c'est prométhéen, c'est vertigineux, tout ce que cet homme a fait, toutes ces intégrales qu'il nous aligne comme d'autres vont aux champignons, toute l'immensité de son art.
     
    Daniel Barenboim est non seulement l'un de nos plus grands virtuoses, il est aussi une encyclopédie vivante et frémissante, sans cesse renouvelée. Il est la Bibliothèque d'Alexandrie, celle qui jamais ne brûle d'une autre ardeur que celle de la passion. Il est la vie musicale de la seconde partie du 20ème siècle, et de ce début de 21ème.
     
    Le grand Furtwängler, lorsque Barenboim n'avait que onze ans, avait voulu lui faire donner des cours par des gens de la Philharmonie de Berlin, le père de l'enfant avait exprimé des réticences, c'était l'Allemagne de l'immédiate après-guerre, l'irréparable n'était pas si loin. Et pourtant ! S'il est un homme, imprégné de tradition juive, parlant parfaitement l'hébreu, qui a, toute sa vie, propagé dans le monde la culture allemande, Beethoven, Wagner, c'est bien Barenboim. Avec l'Allemagne, il jette des ponts. Avec les Palestiniens, il jette des ponts. Avec tout ce qui pourrait lui apparaître comme a priori hostile, il jette des ponts. Cet homme est un relieur d'âmes.
     
    Les grandes chaînes musicales, depuis des jours, comme Mezzo, rendent hommage à Barenboim, pour cet anniversaire. Intégrale des sonates de Beethoven à Berlin, Mozart à la Jahrhunderthalle de Bochum, et tous les autres. Hier soir encore, c'était la Mer, de Debussy. Lorsque Barenboim cumule le piano et la direction d'orchestre, dans Mozart et Beethoven, on se dit d'abord qu'il en fait trop. Impeccable au clavier, génial de clarté dans Mozart, d'énergie dans Beethoven, il est assurément un peu approximatif lorsqu'il se lève de son siège pour diriger l'orchestre. Mais au fond, quelle importance ? C'est la performance d'ensemble que vise cet homme de la totalité. Si ses deux mains sont occupées par le clavier, qu'importe, il dirigera du menton, et la musique s'accomplira. En plus, il suffit de fermer les yeux, ou d'écouter le disque, et il n'y a rien à redire.
     
    Il faut lire la vie de Barenboim avec, en palimpseste, celle de Beethoven. L'Argentin d'Israël et de Berlin a déjà dépassé, de 23 ans, celle de l'Allemand de Vienne. Mais ce corps, dévoré d'énergie. Cette alliance de puissance et de clarté. Hier soir encore, sur Mezzo, on voyait Barenboim, à Bochum, jouant et dirigeant le Concerto pour piano no 3 en ut mineur, opus 37, de Beethoven. Dans le Rondo final, ce combat de Titans entre le piano et l'orchestre, reprenant interminablement le même thème, l'intimité d'un corps à corps, d'amour et de mort mêlés, la puissance d'une énergie, celle de la vie.
     
    Excellent Anniversaire, M. Barenboim. Vous êtes chaleur et lumière, raison et folie, don et travail, énergie et puissance. Vous êtes la vie, contre la mort.
     
     
    Pascal Décaillet