Sur le vif - Vendredi 08.11.19 - 16.55h
Eté 1972 - Long séjour en Allemagne, tout au Nord. Plus de quatre mille kilomètres, en un été, dans une Coccinelle vert bouteille, conduite par un ancien combattant du Front de l'Est, un Allemand de Pologne (Posen), ayant fait la guerre, perdu trois doigts en Russie, passé l'Elbe en catastrophe en mai 45, passé une année de captivité abominable (on commence à parler de ces choses-là) dans un camp de prisonniers allemands tenu par les Américains. Puis, dès la fin des années 40, reparti de zéro, construit seul sa maison de briques rouges, en Basse-Saxe. Seul, avec ses sept doigts.
Eté 1972. Mon troisième séjour en Allemagne, il y en aura de nombreux autres. Nous habitions tout près du Mur de Fer. Nous allions le visiter, comme nous serions allés au zoo. Nous nous rendions sur un savant système de miradors et de blockhaus, avec une impressionnante largeur, entre les deux Allemagnes, de fils de fer barbelés, de tranchées. On appelait cela : "Die Sperrgürtel der DDR". J'en ai gardé des croquis, des photos, des dessins réalisés par moi-même.
Eté 1972. Du sommet de nos miradors, nous contemplions la DDR. Nous étions près de l'Elbe, exactement sur la frontière historique entre la Saxe et la Prusse, la même que pendant la Guerre de Sept Ans (1756-1763). Nous croyions être sur la ligne Niedersachsen / Mecklenburg, ou encore à la frontière BRD-DDR, nous nous trouvions en réalité sur la très vieille ligne de partage entre la Saxe et la Prusse ! Mais cela, à 14 ans, bien que je connusse à fond, déjà, la Seconde Guerre mondiale, je ne le savais pas. Comment l'aurais-je su ? Je ne m'étais pas encore plongé dans les entrailles de l'Histoire allemande.
Eté 1972. La propagande de l'Ouest multipliait les panneaux ridicules nous annonçant que nous étions aux confins du monde libre. Et que, derrière les barbelés, commençait l'Enfer. Le "monde libre", vieille crétinerie de Kennedy, Berlin 1963, et dire que ça avait marché ! Ni mon hôte, ni moi, n'y avons jamais cru. Nous contemplions la DDR, il me parlait du Front de l'Est, il était Allemand, mais Polonais ; Polonais, mais Allemand. Il a fallu, bien plus tard, que je lise Günter Grass, pour comprendre. Il a fallu que je me renseigne sur la conquête de la Silésie et de la Poméranie, au moment de la Guerre de Sept Ans, par l'immense Roi de Prusse Frédéric II. A 14 ans, je ne savais rien de tout cela, mais j'étais habité par l'intuition que les Américains nous mentaient.
Eté 1972, ligne de démarcation, Sperrgürtel der DDR. Miradors, barbelés, journal de la DDR, sur notre TV noir-blanc, tous les soirs, puis interminables discussions sur la Guerre à l'Est. Pour le reste, Brême, Hambourg, Lübeck, Baltique, week-ends chez d'autres anciens combattants, dont l'un avait fait la Campagne de France de mai-juin 40. Musées, avions militaires, U-Boots. Je tenais mon journal, inlassablement. Je ne sais faire à peu près que cela: tenir un journal. Avec ma voix, ou avec ma plume.
Eté 1972, des milliers d'autres souvenirs encore. Passion grandissante pour la langue allemande, dizaines de visites d'églises luthériennes en briques rouges, Bach et Buxtehude, longues heures de tir à la carabine dans le jardin. Visite des usines VW à Wolfsburg, baignades dans le Mittellandkanal, avec d'autres anciens combattants, des "Kameraden". Et toujours, juste là, présence et immanence de la DDR. Nous n'étions absolument pas sur le parvis de l'Enfer, ni à la fin du "monde libre". Nous étions juste sur la frontière entre la Prusse et la Saxe. Nous étions en plein coeur de l'Allemagne. Là où vibre l'incandescence de son Histoire. Quelque part, sur la ligne d'incertitude, entre les fantômes de son passé et les promesses de son destin.
Pascal Décaillet