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  • Les voix, les plumes, la montagne

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    Sur le vif - Samedi 08.08.15 - 15.36h

     

    Clara et Robert : des lettres de feu. Les mots de la passion, mais aussi ceux de l’intelligence, entre deux êtres qui s’aiment, autour de la musique. La correspondance de Robert et Clara Schumann, aujourd’hui connue dans le monde entier, vaut plus que jamais d’être lue. Mieux : d’être entendue. Ce fut le cas, mardi 4 août à la Salle communale de Saint-Luc, par les voix de deux comédiens, Anne Salamin et Jacques Maitre. C’était la fin d’une magnifique journée d’été, les voix se sont élevées au fur et à mesure que la lumière, derrière l’arête de la montagne, déclinait. Les stores, programmation automatique ou hasard du destin, avaient eu la courtoisie de se lever au moment précis où le soleil disparaissait. Le décor prenait son sens, s’intégrait au spectacle.

     

    Les voix, donc, pour lire les plumes. Mais surtout, trois magnifiques autres voix (Géraldine Cloux, mezzo ; Laura Andres, soprano ; Claude Darbellay, baryton-basse), pour interpréter les œuvres de Clara et Robert Schumann, avec Michèle Courvoisier au piano et Florestan Darbellay au violoncelle. Et toute la magie de cette soirée, ce fut celle d’une alternance, celle du jour et de la nuit, celle des lettres lues et des Lieder chantés, à commencer par le « Kennst du das Land », sur un texte de Goethe, puis Heine, Chamisso, Eichendorff et tant d’autres.

     

    Robert aime Clara, Clara aime Robert. Ils se connaissent depuis que Clara a neuf ans, Robert dix-neuf. L’un à l’autre, il sont promis. Le père de Clara n’est pas du genre facile. Il ne veut pas de cette union. La situation s’envenime. Robert devra faire intervenir la justice. Il y a, dans les voix d’Anne Salamin et Jacques Maitre, toute la part de passion musicale, celle d’intransigeance sur la forme et l’invention, mais aussi des moments d’humour : Robert se braque face à l’opposition du père, il s’emporte franchement, la lecture passe à merveille. Au moment où on espère la suite, les comédiens se taisent, laissent place à la musique.

     

    Les voix des deux jeunes cantatrices, Géraldine Cloux et Laura Andres, sont incroyables, le Lied surgit avec cette urgence qui nous saisit, nous emporte, avec le piano et le violoncelle les voix ne font plus qu’un, quelque chose se passe. Un Lied, c’est d’abord une histoire. Un bijou de densité, de brièveté, de captation physique de la salle. Derrière la montagne, le jour n’en peut plus de prendre congé. Ca n’est pas rien d’être là, en Anniviers, pas rien d’être à Saint-Luc, dans la grâce de cette pente, pas rien d’être juste à cette heure-là du soir, tout s’enchaîne, spectacle total, puissance du romantisme allemand, succès, bonheur. Je ne suis pas prêt d’oublier ce moment de poésie et de musique. Il y avait les voix. Il y avait les plumes. Il y avait le témoignage muet de la montagne, allez disons magique, puisqu’on y est.

     

    Le Festival du Toûno s’est tenu toute la semaine, du 3 au 7 août, en différents endroits du Val d’Anniviers, avec même un concert au mythique Hôtel Weisshorn. Déjà, on brûle de l’édition suivante. Car enfin, s’il faut interpréter le romantisme allemand, le faire au milieu d’une nature incomparable s’inscrit dans le sens premier, déjà annoncé au 18ème par le Sturm und Drang, d’un spectacle total. Où le décor réel ne saurait faire l’objet d’un seul hasard visuel. Mais fonctionne dans l’œuvre. Comme jadis à Epidaure, lorsque le soleil se couchait au moment précis où Œdipe-roi se crevait les yeux. Ou comme, beaucoup plus tard, dans les palais de Bavière ou à Bayreuth. Merci à tous, Claude Darbellay, Michèle Courvoisier, merci à Florestan, ce violoncelliste si sensible, merci aux jeunes cantatrices et aux deux comédiens. Il fut un temps où l’été en montagne avait réputation d’être nécessairement ennuyeux. Grâce à cette conception-là de la culture sur un lieu de villégiature en altitude, ce préjugé vole en éclats. Ce Festival du Toûno n’est rien d’autre qu’une grâce.

     

     

    Pascal Décaillet

     

     

  • Série Allemagne - Intermezzo no 3 - 144 épisodes - Mes Années de Pèlerinage

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     L'Histoire allemande en 144 épisodes - Intermezzo no 3 - Quelques notes sur le dessein, et sur la méthode.

     

    A la fin de mon épisode no 10, publié hier soir 18.30h, j’ai annoncé ma décision, prise quelques heures auparavant : ma Série Allemagne ne comptera pas 12 épisodes, mais 144.

     

     

    J’ai pris cette décision, qui va engager une part importante de mon existence dans les deux années qui viennent, la nuit de vendredi à samedi, prenant en considération l’immensité du sujet. Mais aussi, la férocité de ma passion pour la question allemande. Mais encore, l’incroyable télescopage d’idées, dans ma tête, depuis que je me suis mis à l’ouvrage. Une image, un sujet, une part d’instinct en entraînent mille autres, tout va très vite et se catapulte, une forêt de correspondances émerge : bref, j’ai beaucoup à dire, beaucoup trop retenu de choses en moi depuis plus de quatre décennies, il faut maintenant que cela sorte.

     

     

    Les centaines d’ouvrages que j’ai lus, il faut désormais que j’en fasse bénéficier au lecteur. Enfin, à tout lecteur qui voudra bien prendre connaissance de mes textes. Le sujet, j’en suis conscient, n’est pas nécessairement très populaire, il ne pulvérisera pas les audiences. Mais en mon âme, rien de cela n’importe : je veux accomplir ce pèlerinage, j’ai d’ailleurs commencé, j’irai jusqu’au bout. Rien ne pourra m’arrêter.

     

     

    A la vérité, j’ai commencé ce pèlerinage à la fin de l’enfance, et tout le temps que j’ai pu passer en Allemagne, à un âge tellement crucial dans la genèse des passions, puis plus tard comme adulte, et toutes ces centaines de lectures, font déjà partie du chemin. La phase d’écriture, pour laquelle je me donne deux ans, sera l’étape finale, celle de la mise en forme, celle de la transmission.

     

     

    Reste la question centrale de l’organisation du propos. J’ai fait un choix initial, auquel je me tiendrai : celui de renoncer, d’une chronique à l’autre, à la chronologie. J’ai annoncé que l’étendue de mon sujet commençait en 1522, avec la traduction de la Bible en allemand par Luther, et irait jusqu’à aujourd’hui. Je ne m’occuperai donc pas de l’Allemagne médiévale. Mais de 1522 à nos jours, je ne déroulerai pas mes chroniques en fonction de la chronologie. Oh, certes, chacune d’entre elles est dûment datée, inscrite dans le temps, située dans son époque. Mais je veux me laisser la totale liberté de sauter d’un siècle à l’autre. Cela n’empêchera pas, lorsque les 144 chroniques auront été écrites, de les réunir, peut-être, dans l’ordre chronologique.

     

     

    Mes grandes passions sont l’Histoire, la littérature, la poésie et la musique. On ne s’étonnera pas de découvrir ces domaines fort représentés dans la Série. J’assume en cela la totale subjectivité de mes choix. Ma grande ambition est de faire pénétrer le lecteur, petit à petit, avec la lenteur d’une révélation photographique en chambre noire, dans un certain portrait de l’âme allemande. La continuité qui aurait fait défaut aux amateurs de chronologie, je suis habité par l’idée qu’on peut la retrouver ailleurs, en recréant, avec le temps et la patience d’une traversée initiatique, un « fil rouge » du destin germanique. Dans ce dessein, il est très clair que les grands textes littéraires, les grandes œuvres musicales, les actes artistiques ne constituent ni un détail ni un luxe pour bourgeois, mais justement des parts majeures, inaltérables, de l’identité germanique. C’est par elles que dès l’adolescence, je suis entré en passion allemande. C’est donc à travers elles, entre autres, que je veux vous parler d’Allemagne.

     

     

    Cette Série, pour moi, fait partie de mes « Années de Pèlerinage », pour reprendre le si beau titre de Franz Liszt. Pèlerinage, vers quoi ? Je l’ignore totalement. Mais impérieuse nécessité de prendre le Chemin. Je vous invite à le prendre avec moi, dans les deux ans qui viennent. Qu’y trouverons nous ? Nous verrons bien. Laissons-nous surprendre. Et surtout, cheminons.

     

     

    Pascal Décaillet

     

     

  • Série Allemagne - No 10 - Weimar, 1804: le Wilhelm Tell, de Schiller

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    L'Histoire allemande en 144 tableaux - Épisode no 10 - Weimarer Hoftheater, 17 mars 1804 : devant la haute société ducale, la Première du « Guillaume Tell », de Friedrich Schiller.

     

     

    Sur Friedrich Schiller (1759-1805), considéré, déjà par ses contemporains, puis par la postérité, comme le grand poète national allemand, j’ai ma petite idée. Je crois qu’il fait partie de ces monuments de la littérature mondiale dont tout le monde parle, mais que peu ont lus. Moi-même, j’ai sans doute dix fois moins lu de Schiller que de Hölderlin, cent fois moins de Schiller que de Brecht. Et, si on le lit assez peu, il y a peut-être une raison : ce grand poète, hugolien avant la lettre (Victor Hugo n’a que trois ans à sa mort), souvent jugé comme romantique à cause de la puissance médiévale de son inspiration, n’est à vrai dire pas très facile à lire.

     

     

    Tenez, « Wilhelm Tell », justement, dont nous allons parler ici, est une pièce complexe, déroutante, au sens premier de ce mot : elle quitte constamment la route ! Pour des incises, des histoires dans l’histoire, des chemins de traverse. Il y a des moments où il faut s’accrocher pour suivre. Cet art de « l’excursion » est parfaitement maîtrisé : Schiller en use, à l’instar d’autres dans l’ordre du baroque ou du picaresque, comme d’un procédé littéraire. Dans Tell, comme ailleurs dans son œuvre, théâtrale ou non.

     

     

    En ce 17 mars 1804, Schiller est dans sa 45ème année. Il n’a plus qu’un an à vivre. Son œuvre, Maria Stuart, Wallenstein, les Brigands, tout cela est déjà accompli. A Weimar, à côté de Goethe, il est, de son vivant, une institution. Allez visiter cette ville (j’y ai séjourné en 1999), vous n’échapperez pas à ce couple mythique, ni à leur statue commune. Son travail sur le personnage de Guillaume Tell est considérable : il connaît parfaitement les multiples versions antérieures du récit, le contexte historique de la Suisse naissante, au début du quatorzième siècle, les épisodes face à Gessler, ces histoires-là circulent, elles constituent pour Schiller un matériau de base.

     

     

    Schiller n’invente pas Guillaume Tell, mais il en propose une version qui fera le tour du monde. Au fond, le grand public sait qu’il existe un Guillaume Tell de Schiller (je soutiens que très peu l’ont vraiment lu), et, beaucoup plus connu, plus plaisant, plus populaire, un Guillaume Tell de Rossini, opéra présenté pour la première fois à Paris en 1829. Pour les dizaines, les centaines d’autres versions du mythe, la notoriété est moindre : tenez, figurez-vous qu’il existe un Guillaume Tell de Guy Mettan, opéra-rock qui m’avait amené à interviewer l’auteur pour la RSR, décidément un homme étonnant dans l’ordre de la culture, en 1991 !

     

     

    Pourquoi le Wilhelm Tell de Schiller est-il universel ? Question difficile ! En tout cas pas par la langue, profondément germanique – et même volontairement germanisante – destinée en 1804 à un public allemand, dans l’exigence et les particularismes d’une écriture qui, certes, ravit les spécialistes, mais n’accède pas immédiatement à la dimension planétaire. C’est pourtant ce texte, tellement allemand, qui, en langue originale ou en traduction, fera le tour de l’Europe romantique, puis celui du monde. Au fond, dans le grand public, on sait de Schiller qu’il est l’auteur de « L’Hymne à la Joie », dans la Neuvième Symphonie de Beethoven, qu’il s’est occupé de Jeanne d’Arc et de Marie Stuart, et qu’il nous a raconté l’histoire de Guillaume Tell. Schiller : on connaît ses tubes, on ignore le reste.

     

     

    Reste l’essentiel. Raconter l’histoire puissante d’une aspiration à la liberté, puis d’un tyrannicide, en mars 1804, à Weimar, doit impérativement être placé dans son contexte historique. Ce dernier n’est pas helvétique, mais bien sûr allemand, et européen. L’une des grandes affaires de Schiller, c’est la Révolution française, porteuse des idées de liberté. 1804, c’est l’année où Napoléon se fera couronner empereur (le 2 décembre), mais en mars il est encore considéré par nombre d’artistes et de grands esprits allemands comme le continuateur de la Révolution. Beethoven lui avait tout d’abord dédié sa Troisième Symphonie, l’Eroica, avant de revenir sur cette dédicace, pour cause de couronnement, donc de pouvoir personnel. Et puis, surtout, nous sommes un an avant la reprise des hostilités (1805, 1806) avec les Allemagnes, qui amèneront Napoléon à vaincre sur toute la ligne, défaire le Saint Empire (1806), créer la Confédération du Rhin, occuper la Prusse jusqu’en 1813. Bref, en ce mois de mars 1804, Bonaparte est encore (plus pour longtemps !) perçu dans les Allemagnes comme un « Robespierre à cheval », juste pas encore comme un tyran.

     

     

    L’aspiration à la liberté, celle dont parle toute l’Europe, en ce mois de mars 1804, ça n’est évidemment pas celle des premiers Suisses de 1291, et années suivantes, non, c’est celle de l’immense mouvement créé par la Révolution française. Faisant représenter son Wilhelm Tell devant une Cour ducale de Weimar qui, toute éclairée qu’elle soit, fonctionne encore sur les principes d’Ancien Régime, Schiller prend le risque de déplaire. Cela ne manquera pas : le petit monde aristocratique qui assiste à la Première ne la comprend pas vraiment. Alors, au lieu de faire franchement à Schiller la critique du propos, on lui adressera, non sans quelque raison, celle de la forme, parfois touffue et complexe.

     

     

    Et puis, le tyrannicide, celui de Gessler ou de Rodolphe de Habsbourg, en 1804, en évoque un autre dans les Cours d’Europe : évidemment, le « régicide » de Louis XVI, en janvier 1793. Au moment où Schiller fait jouer son Guillaume Tell, de nombreux émigrés de l’aristocratie française ont justement élu domicile dans les Allemagnes. Bref, l’absolu génie de Schiller, c’est de faire jouer sa pièce au bon moment. La question de la liberté, en ce mois de mars 1804, à Weimar comme dans toute l’Europe, est centrale. Celle du droit des peuples (comme les Suisses du quatorzième siècle, s’affranchissant des baillis des Habsbourg) à disposer d’eux-mêmes, aussi. Tout cela, alors qu’un homme immense, d’abord libérateur, bientôt oppresseur, commence à étendre son ombre sur l’Europe : Napoléon.

     

     

    C’est la résonance historique, la puissance de frappe sur des enjeux non archaïques, mais totalement contemporains, qui font la grandeur, l’universalité du Wilhelm Tell de Schiller, au moment de sa Première, en mars 1804. La Suisse des origines n’y est qu’un prétexte. Les enjeux de libération sont planétaires. Schiller est habité par l’idée d’affranchissement de la « Gemeinschaft », entendez communauté humaine regroupée autour de valeurs, qu’on oppose souvent à la « Gesellschaft » de Rousseau, celle du Contrat social. Ne voulant retenir de son œuvre que l’exaltation de la germanité libérée, d’autres, plus tard, tenteront de dévoyer Schiller. Par exemple un certain Joseph Goebbels. Mais c’est une toute autre histoire. Que nous vous raconterons ici. Plus tard.

     

    A ce sujet, un minuscule détail : j'ai décidé la nuit dernière de modifier légèrement le nom de ma Série Allemagne : ce ne sera plus "L'Histoire allemande en 12 tableaux", mais "L'Histoire allemande en 144 tableaux".

     

    Pascal Décaillet

     

     

    *** L'Histoire allemande en 144 tableaux, c'est une série non chronologique, revenant sur 144 moments forts entre la traduction de la Bible par Luther (1522-1534) et aujourd'hui.