Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

- Page 2

  • Série Allemagne - No 18 - Berlin-Bagdad : en voiture, SVP !

    av-er0071.jpg 

    L’Histoire allemande en 144 tableaux – No 18 - En juillet 1903, premier coup de pioche de l'un des chantiers les plus fous de ce début du vingtième siècle : celui du BBB, la ligne ferroviaire Berlin - Byzance - Bagdad ! Derrière ce projet mégalomane, on retrouve toute la part de rêve de la Weltpolitik du Kaiser, Guillaume II.

     

    Cela pourrait être une version allemande de Lawrence d’Arabie. Ou du Crime de l’Orient Express. Une épopée surgie des montagnes du Taurus, d’Anatolie, où il est question d’Alep et de Damas, pour finir au royaume des Mille et Une Nuits. Où l’on retrouve le Kaiser Guillaume II, ses rêves et ses errances de Weltpolitik, tant réprouvés par Bismarck ; mais aussi, les grands noms de l’industrie lourde allemande, les Krupp et les Siemens. Des hommes d’affaires. Des banquiers. Beaucoup d’argent à gagner. Beaucoup d’illusions, aussi. Parce que les intérêts profonds, vitaux, de l’Allemagne, ne sont pas planétaires. Mais européens.

     

     

    Était-ce parce qu’il était le petit-fils de la Reine Victoria ? Guillaume II, troisième et dernier des Empereurs allemands du Deuxième Reich (1871-1918), devait avoir un sérieux problème avec l’Angleterre, première puissance mondiale de son époque : toute sa vie, il n’a cessé de vouloir chasser sur les terres, mais aussi sur les mers, qui étaient chasses gardées de Sa Majesté Britannique. Deux ans après son accession au trône, en 1890, il congédie Bismarck, privant ainsi le pays de l’une des plus grandes figures de son Histoire, le vainqueur de la France en 1870, l’unificateur de l’Allemagne en 1866, le père d’un système d’assurances sociales en avance d’un demi-siècle.

     

     

    Il vire Bismarck, et commence à rêver de Weltpolitik. L’épopée coloniale (cf. notre épisode d’hier, no 17), la création d’une Kaiserliche Marine qui, sous l’impulsion du Grand Amiral Alfred von Tirpitz (1849-1930), entend se poser comme concurrente de la Royal Navy. Et puis, exemple éloquent de ses rêves lointains, le projet de chemin de fer qu’on appellera Bagdadbahn, et qui se résumait en BBB, Berlin-Byzance-Bagdad.

     

     

    Que diable le Kaiser entend-il aller faire dans le lointain Califat qui avait été celui d’Haroun Al Rachid ? Le fond des choses, c’est le rapprochement de Guillaume II avec l’Empire ottoman, scellant ainsi, dans la dernière décennie du 19ème siècle, une alliance majeure sur l’échiquier mondial. On la retrouvera, bien sûr, dans les conflits balkaniques d’avant la Grande Guerre, et pendant toute la Guerre de 1914-1918. Dans ces années-là, la Sublime Porte est en déclin. La gestion de sa dette (ça ne vous rappelle rien ?) est confiée à la France, le Sultan  Abdul Hamid II (celui qui sera destitué en 1909 par les Jeunes Turcs) cherche de nouvelles alliances, il trouve le Kaiser. Guillaume II se rendra d’ailleurs à Constantinople, et même à Jérusalem, en 1898. Il se proclame ami de l’Islam, ami de l’Orient compliqué.

     

     

    Le BBB, comme nom, c’est un formidable coup marketing : accréditer l’idée qu’on puisse un jour monter dans en train en gare de Berlin, et en sortir dans la mythique Bagdad. Un coup de pub face au monde : montrer que l’Allemagne est aussi capable de voir loin, traverser les Balkans, la Bulgarie, la Turquie, la Syrie, et finir dans l’actuel Irak. La ligne doit incarner la nouvelle Weltpolitik de l’Empire, en imposer aux Anglais, aux Français, aux Russes. Le financement est complexe, il passe par les grands groupes privés, les barons de l’industrie, le patron de la Deutsche Bank, Georg von Siemens (1839-1901). Mais enfin, les choses se mettent en place, et la construction commence en 1903.

     

     

    La Révolution des Jeunes Turcs marque un coup d’arrêt en 1909, mais finalement, le nouveau pouvoir continuera de travailler avec l’Allemagne impériale. Mais voilà qu’arrivent la Grande Guerre, le soulèvement arabe, Lawrence d’Arabie, la question sioniste et celle d’une implantation juive en Palestine (30 ans avant 1948), bref l’Orient compliqué se réveille, et surtout, pour cause de Grande Guerre perdue, le 9 novembre 1918, le Kaiser lui-même est déposé, c’est la Révolution allemande. Après 1918, de nombreux tronçons de la ligne seront construits, soit par le nouveau pouvoir turc de Mustafa Kemal, soit par le Mandat français en Syrie, soit par les Irakiens eux-mêmes. En juillet 1940, la partie Turquie-Irak est achevée. Mais nous sommes là au début d’une autre guerre, et il n’est évidemment plus question de voyages de villégiature entre Berlin et Bagdad.

     

     

    L’aventure du Berlin-Byzance-Bagdad résume, à elle seule, toute la part de rêve de la politique de Guillaume II. Parce qu’il a reçu du grand Bismarck, comme en héritage, une puissance de premier plan, le Kaiser s’est rêvé toute sa vie comme une sorte de souverain mondial. Il est vrai que nous sommes en pleine époque coloniale : la France, vaincue par Bismarck en 1870, ne se gêne pas pour coloniser tous azimuts, alors pourquoi pas nous, les vainqueur de Sedan, se dit l’Empereur d’Allemagne.

     

     

    Comme nous l’avons déjà relevé dans notre épisode précédent (no 17, les colonies allemandes), l’opinion publique et la classe politique de l’Allemagne impériale ne suivent pas. Dans les multiples raisons de la Révolution du 9 novembre 1918, en plus bien sûr de la défaite militaire, il y a la mégalomanie du Kaiser. Les anciens combattants, dès novembre 1918 et pendant toute l’année 1919, se constituent en corps francs. Ils ne veulent plus entendre parler de l’Empereur, qui finira sa vie en exil en Hollande (occupée par le Reich !) en 1941. Ils voudront juste venger le Traité de Versailles. Mais cela, c’est une toute autre affaire. Que nous traiterons largement, vous vous en doutez.

     

     

    Pascal Décaillet

     

     

    *** L'Histoire allemande en 144 tableaux, c'est une série non chronologique, revenant sur 144 moments forts entre la traduction de la Bible par Luther (1522-1534) et aujourd'hui.

     

    Prochain épisode : le Zentrum, parti catholique sous Bismarck.

     

     

     

  • Série Allemagne - No 17 - Empire colonial : la folie mondialiste du Kaiser

    Afrika.jpg 

    L’Histoire allemande en 144 tableaux – No 17 - Togoland, Cameroun, Sud-Ouest africain, Tanzanie, Rwanda, Burundi, mais aussi des possessions dans le Pacifique, et même en Chine : première évocation, dans cette Série, de l'Empire colonial allemand, entre 1884 et 1918. Une lubie personnelle de l'Empereur Guillaume II.

     

    C’est à Brême, au cours de l’été 1972, à l’âge de 14 ans, en visitant l’Überseemuseum, que j’ai pris conscience de l’existence, trois quarts de siècle plus tôt, d’un Empire colonial allemand. Beaucoup moins connu que les possessions britanniques ou françaises, ou même belges, néerlandaises, portugaises, cet Empire a pourtant bel et bien existé. Il s’y est même commis des atrocités, dont on commence vraiment à parler aujourd’hui, comme le génocide des Hereros et des Namas, dans l’actuelle Namibie, autour de 1904. Ce seul sujet méritera évidemment que nous nous y arrêtions, dans l’un des 127 épisodes qui nous resteront à publier, dès ce soir.

     

     

    L’Empire colonial allemand est mal connu du grand public, pour plusieurs raisons. D’abord, en Europe, l’Allemagne, qui a participé à trois guerres européennes en 70 ans (1870, 1914, 1939), est perçue, à juste titre, comme une puissance continentale. Ses grands contentieux historiques, depuis Frédéric II de Prusse, puis surtout l’occupation de ce pays par les troupes napoléoniennes (1806-1813), sont bien identifiés pour ce qu’ils sont : la France, de 1870 à 1918, autour de l’Alsace-Lorraine (à nouveau annexée en 1940 !). La Grande Bretagne, en mer du Nord (nous y reviendrons avec la bataille du Jutland, en 1916), et puis bien sûr, avant tout, et j’aurais dû commencer par cela, les Marches de l’Est : la Russie, principalement, mais aussi la Pologne, toutes choses que nous étudierons de très près.

     

     

    Dans ces conditions, venir parler de la Tanzanie, du Rwanda, du Burundi, de la Namibie, du Cameroun, du Togoland, des Îles Salomon, des Îles Caroline, des Mariannes, des Îles Marshall, voire de possessions chinoises comme Tsing-Tao, apparaît nécessairement comme un peu folklorique. Dans l’esprit du grand public, la grande Histoire allemande, c’est Sedan (1870), la proclamation de l’Empire à Versailles (1871), Tannenberg (1914), Verdun (1916), le Jutland (1916), la Révolution du 9 novembre et l’Armistice du 11 novembre 1918, la Pologne en 39, la France en 40, les Balkans et surtout l’URSS en 41, Stalingrad en 43, les millions de réfugiés en 45, la capitulation le 8 mai. Tous ces événements, jalons du grand destin et de la grande tragédie allemande des deux derniers siècles, se déroulent en Europe. A l’exception des exploits de l’Afrikakorps de Rommel en Cyrénaïque et en Tripolitaine. Bref, l’horizon d’attente, le théâtre d’opérations naturel de l’Allemagne, c’est l’Europe. Autour du Rhin, de la Vistule, parfois jusqu’à la Volga. L’Europe, et non le vaste monde.

     

     

    Le grand public voit les choses comme cela, et il a parfaitement raison. L’Empire colonial allemand, très court dans sa durée (1884-1918), est avant tout une immense errance personnelle du Kaiser. Guillaume II rêve de Weltpolitik, et d’un Empire allemand présent sur les cinq continents, concurrentiel en cela avec le vaste Empire de Sa Majesté Britannique. L’opinion publique allemande, une grande partie de la classe politique, et jusqu’au Chancelier Bismarck, unificateur du pays en 1866 et vainqueur de la France en 1870, réprouvent profondément cette mégalomanie. Un jour, je consacrerai une chronique à l’image du rêve colonial dans la littérature allemande, ce qui nous amènera notamment à revenir sur « Zwischen den Rassen », de Heinrich Mann.

     

     

    Lubie personnelle d’un Empereur dépourvu de sens politique, et surtout d’éducation historique sur les grands enjeux allemands ? Oui ! Mais aussi, aubaine pour de grandes sociétés économiques et financières, attirées par l’appât du diamant et de multiples autres ressources, qui constituent, pendant tout le Deuxième Reich (1871-1918) un lobby certes minoritaire, mais puissant et organisé. Nous y reviendrons dans la chronique que je consacrerai à l’une des plus grandes figures économiques de l’Histoire de la Ville de Brême, Adolf Lüderitz (1834-1886), artisan majeur de l’implantation coloniale allemande dans le Sud-Ouest africain.

     

     

    Au fond, en Allemagne comme en France, de 1870 à 1914, deux écoles s’affrontent. Ceux qui, avec en France la génération de la revanche (autour de Barrès, Clemenceau) considèrent que l’absolue priorité doit être de préparer le prochain combat en Europe, autour de du Rhin et de l’Alsace-Lorraine. De l’autre côté, les coloniaux. Ils ont pour eux l’argument économique, le lobby des grands commerçants des céréales, des denrées coloniales, de l’or, du diamant, et d’autres métaux très précieux pour développer l’industrie en Europe. Ils ont pour eux, aussi, le charme exotique des « Expositions coloniales », et le début, dans l’esprit du public, d’une perception mondiale de la politique.

     

     

    Dans des chroniques ultérieures, nous reviendrons en détail sur l’implantation coloniale allemande, pays par pays, la Conférence de Berlin où les grandes puissances se partagent le vaste monde, entre 1884 et 1886, la politique ottomane du Kaiser, son voyage à Jérusalem en 1898, le grand projet de ligne ferroviaire Berlin-Bagdad, l’atrocité du génocide des Hereros, les débuts en Afrique d’un racisme allemand dont on verra la suite en Europe sous le Troisième Reich, le poids des lobbys économiques, et surtout la grande sagesse de la plupart des partis politiques, qui condamnaient et détestaient cet Empire lointain, le jugeant inutile, déplacé face aux enjeux vitaux de la Nation allemande. Les contemporains de Guillaume II, ses sujets allemands, éprouvaient une conscience très vive de l’aspect mégalomane de l’Empire colonial. Alors qu’en France, en Grande Bretagne, jusqu’à la Seconde Guerre mondiale en tout cas, l’opinion publique (à commencer, en France, par la gauche !) est ouverte aux implantations coloniales.

     

     

    Il conviendra enfin, dans une série de chroniques à paraître, d’opposer à cette Weltpolitik du Kaiser un autre concept, beaucoup plus précis et concernant dans le long sillon de l’Histoire allemande : celui de l’Ostpolitik. Celle de Frédéric II, le grand roi de Prusse au 18ème siècle. Celle de Hindenburg, qui venge les Chevaliers Teutoniques à Tannenberg, en août 1914. Celle, bien sûr, sanglante et terrible, du Troisième Reich, entre le 22 juin 1941 et le 8 mai 1945. Celle, enfin, lumineuse et rédemptrice, du Chancelier social-démocrate Willy Brandt, l’homme qui, un jour de décembre 1970, sans préavis, sans en avoir parlé à personne, ni même à son entourage le plus proche, s’est agenouillé devant le monument du Ghetto de Varsovie. Mais c’est là une autre histoire, qui nous vaudra bien sûr, le jour venu, un épisode de la Série.

     

    Pascal Décaillet

     

    *** L'Histoire allemande en 144 tableaux, c'est une série non chronologique, revenant sur 144 moments forts entre la traduction de la Bible par Luther (1522-1534) et aujourd'hui.

     

    Prochain épisode / Berlin - Bagdad : en voiture, SVP !

     

     

     

  • Série Allemagne - No 16 - Kaspar Hauser, l'orphelin de l'Europe

    kaspar-hauser.jpg 

    L’Histoire allemande en 144 tableaux – No 16 – Qui était-il, le « calme orphelin » découvert à Nuremberg, à la Pentecôte 1828 ? Dans cet événement biblique, il est question de parler toutes les langues. Kaspar, lui, n’en parlait aucune. Son mystère nous bouleverse.

     

     

    Kaspar Hauser : avant l’histoire, avant même le mystère, il y a l’effet sonore de ces quatre syllabes. La force obscure du « A », la rugosité du « R », l’ouverture énigmatique de la diphtongue. C’est important, les sons : le récit de la courte vie (21 ans) de cet étrange jeune homme ne produirait pas sur nous la même évocation s’il s’était appelé Paul Martin, ou Jean Dupont. Du coup, l’histoire d’un adolescent sauvage nous apparaît comme naturellement jaillie des profondeurs insondables des Allemagnes, alors qu’au fond, elle aurait pu se produire n’importe où ailleurs, tant elle touche l’universel.  Il y a le vrai Kaspar Hauser (1812-1833), le personnage historique ; et puis, il y a la légende, le foisonnement des imaginaires, un éblouissant poème de Verlaine, un autre de Georg Trakl, une très grande œuvre de Peter Handke, l’éternel enfant terrible des Lettres autrichiennes. Sans compter le film de Werner Herzog.

     

     

    Nuremberg, 26 mai 1828, Lundi de Pentecôte : un garçon fait son apparition dans la ville, en piteux état. Il est porteur d’une lettre portant sa date de naissance (1812, il aurait donc 16 ans), et le recommandant au commandant d’un escadron militaire. Le garçon ne parle pas : dans le film de Werner Herzog (1974), il parvient avec effort à éructer le mot « Rrrross ! », le cheval. Il aurait quelque chose à voir avec le monde de la cavalerie, mais quoi ? Le maire de Nuremberg s’intéresse au jeune homme, l’existence du jeune sauvage s’ébruite, fait le tour de la ville, puis de la Bavière, puis des Allemagnes, et finalement du continent : on l’appellera « l’orphelin de l’Europe ». Il est pris en charge par un professeur qui tente son éducation, et finira tragiquement, en 1833, à Ansbach, sans doute assassiné.

     

     

    Voilà pour le Kaspar historique. De son vivant déjà, la légende s’empare de son cas : le jeune homme, qui aurait passé son enfance reclus dans un cachot noir, aurait, dit-on, une ascendance de très haute noblesse, on voit en lui (entre autres) l’héritier du Duché de Bade. De partout, on se répand en conjectures : l’Europe se passionne pour le destin muet de « son » orphelin.

     

     

    Coïncidence : 28 ans auparavant, dans l’Aveyron, on avait mis la main, le 8 janvier 1800, à l’aube du siècle et du Consulat, sur Victor, enfant nu et muet, qui donnera à François Truffaut, en 1969, l’argument de l’un de ses films les plus bouleversants, « L’Enfant sauvage ». Chez Truffaut comme chez Werner Herzog, un film d’une humanité profonde sur la nature du langage, le processus de son acquisition (on pense au titre du livre de Heidegger, Unterwegs zur Sprache). Dans les deux cas, cette question : ce qui n’a pas été acquis dans les premières années, peut-il être rattrapé plus tard ? Pour ma part, face à ces deux films, puis aussi face au texte « Kaspar », de l’écrivain autrichien Peter Handke (lu beaucoup plus tard), c’est cette question-là qui domine ; la nature des origines, de noblesse ou de roture, ne m’intéresse que modérément, en comparaison de ce point fondamental. Kaspar nous concerne, nous émeut, tout comme le Victor de Truffaut, parce qu’il y est question du langage, de la transmission, par quoi nous sommes tous passés.

     

     

    Ce qui trouble, c’est la fascination de l’Europe, depuis bientôt deux siècles, pour le mythe Kaspar. Verlaine en fera l’un de ses poèmes les plus célèbres :

     

    Gaspard Hauser chante :

    Je suis venu, calme orphelin,
    Riche de mes seuls yeux tranquilles,
    Vers les hommes des grandes villes :
    Ils ne m'ont pas trouvé malin.

    A vingt ans un trouble nouveau
    Sous le nom d'amoureuses flammes
    M'a fait trouver belles les femmes :
    Elles ne m'ont pas trouvé beau.

    Bien que sans patrie et sans roi
    Et très brave ne l'étant guère,
    J'ai voulu mourir à la guerre :
    La mort n'a pas voulu de moi.

    Suis-je né trop tôt ou trop tard ?
    Qu'est-ce que je fais en ce monde ?
    O vous tous, ma peine est profonde :
    Priez pour le pauvre Gaspard !

     

     

    Le grand poète autrichien Georg Trakl (1887-1914), qui lui-même, ayant mis fin à ses jours à l’âge de 27 ans, est passé dans ce monde comme une étoile filante, nous livre en 1913 un « Kaspar Hauser Lied » que tout germaniste devrait donner à lire à ses élèves, et dont voici la première strophe :

     

     

    Er wahrlich liebte die Sonne, die purpurn den Huegel hinabstieg,

    Die Wege des Walds, den singenden Schwarzvogel

    Und die Freude des Gruens.

     

    Verlaine, Trakl (sur lequel nous reviendrons dans cette Série), Handke. Et tant d’autres. Kaspar nous hante, nous habite. Il nous accompagne. Il pourrait être chacun de nous si cet essentiel de la transmission (par une mère, un père, un maître) nous avait, par malheur, fait défaut. Humains, que serions-nous sans le langage ? Sans l’affection des premières années ? L’enfant, dans la source latine du mot, c’est celui qui ne parle pas. « L’Enfant sauvage », c’est celui qu’on a privé du miracle de la parole.

     

     

    Alors, germanique ou universel, Kaspar ? Son cas de figure échappe aux barrières des nations, des langues justement. Et pourtant… Il n’est peut-être pas indifférent que l’affaire Kaspar ait fait irruption au milieu d’une époque, d’une langue, d’une civilisation qui, des penseurs du dix-huitième jusqu’à Heidegger, place la question du langage au centre des attentions. Elle est là, la vraie affaire Kaspar. Au cœur de chacun de nous, dans le mystère de notre relation avec la chose dite, cette oralité porteuse de toute émotion. Elle-même, justement, proche de l’indicible.

     

     

    Pascal Décaillet

     

     

     

    *** L'Histoire allemande en 144 tableaux, c'est une série non chronologique, revenant sur 144 moments forts entre la traduction de la Bible par Luther (1522-1534) et aujourd'hui.

     

    Prochain épisode - Empire colonial : la folie mondialiste du Kaiser.