Jeudi 01.12.11 - 15.55h
J'apprends à l'instant. avec beaucoup de tristesse, le décès de Christa Wolf. Je re-publie ici le texte que j'avais rédigé dans l'Hebdo du 1er juin 2000 sur cet immense auteur, auquel nul germaniste ne peut demeurer indifférent. Je pense à ceux qui m'ont ouvert à la littérature allemande: Bernard Böschenstein, principalement. Bon après-midi à tous.
C'était au printemps 1987, au Théâtre de Poche de Genève. Qui de nous, même parmi les plus germanophiles, avait seulement entendu parler de Christa Wolf? C'était une première mondiale, sous la direction de Martine Paschoud, la femme qui nous aura ouvert les yeux sur les créateurs de langue allemande les plus contemporains: Heiner Müller, Thomas Bernhard, Matthias Zschokke, Thomas Hürlimann. Des Allemands de l'Est, des Autrichiens, des Suisses... Mais Christa Wolf restait pour nous un mystère, jusqu'à ce soir de 1987 où nous vîmes «Cassandre». Une polyphonie de voix féminines, celles d'Hélène Firla, Heidi Kipfer, Catherine Sumi, Germaine Tournier.
Le monologue de Cassandre: l'un des plus beaux récits de l'Antiquité revisité, six ans avant la chute du Mur (1983), en pleine période de SS-20 et de Pershings, par une écrivaine est-allemande de génie. Ce texte est un choc, cette prémonition de la logique de guerre n'est ni de Troie ni de Mycènes, mais de toutes les époques, c'est-à-dire d'aujourd'hui. Il aurait pu, tout autant, se prononcer en janvier 1991, juste avant l'agression du Yankee Bush contre l'Irak (suivie d'une décennie d'embargo où meurent des enfants), ou en avril 1999, avant celle du Yankee Clinton contre la Yougoslavie. Etre dans son époque, viscéralement, tout en feignant d'y échapper par un recours aux mythes grecs, c'est, depuis Goethe et Kleist, l'une des grandes spécialités de la littérature allemande: c'est dans cette filiation, portée à son sommet par l'«Antigone» de Brecht, que s'inscrit Christa Wolf. Une étoile, en cette nuit printanière de 1987, était née à nos coeurs.
Avec «Ici même et autre part», revoilà Christa Wolf. Une vingtaine de brefs récits, comme une promenade dans l'histoire allemande de ce siècle dont l'auteur, née en 1929, aura vécu les moments les plus douloureux. On ne peut s'empêcher de penser au dernier livre de Günter Grass («Mon siècle»), mais là, chez Wolf, nulle chronologie, nul fil du temps, seulement le cours du récit. Retours sur «Cassandre» et sur «Médée», hommages à Grass et Böll, et surtout à Heiner Müller, sous la forme d'un superbe texte, d'une page et demie seulement, rédigé au moment où Christa Wolf apprend son décès («Nommer une perte», page 87): «La bataille qu'il déplaçait au dehors, la portant sur la scène en de monstrueux événements, elle faisait rage aussi dans son corps, qui finit par céder.»
Professeurs d'allemand, niveau matu, s'il vous plaît, faites lire Christa Wolf et Heiner Müller à vos élèves. Dites-leur que l'Allemagne de l'Est, phagocytée à coups de capitaux par l'euphorie kohlienne, ça n'était pas seulement la Stasi, mais aussi une certaine idée de la culture, encouragée par l'Etat. Avec, sans doute, ce que cela put avoir de pire. Mais aussi, avec le Berliner Ensemble, Brecht, Heiner Müller, Christa Wolf, qui sont parmi les plus grands, non pas de l'Est, mais de la littérature allemande, tout court.
Pascal Décaillet
*** «Ici même, autre part». De Christa Wolf. Traduit de l'allemand par Alain Lance et Renate Lance-Otterbein. Fayard. 205 pages