Je reprends ici un texte que j'avais publié fin 2007 dans le Nouvelliste - Bonne lecture à tous!
Cher Dino,
Tu es si jeune encore, vingt-quatre ans, mâtiné de tout un tintamarre de doutes et de certitudes, impétueux face à l’ivresse de l’existence, si désireux d’en découdre. Tu aimes les livres, les journaux, le fracas des opinions, la fragile densité de quelques poèmes, tu voudrais te lancer dans la mêlée, ou alors vivre en écriture, ou même peut-être les deux, tu ne sais pas, tu ne sais plus. Entre autres rêves, tu me l’as confié l’autre soir, tu voudrais devenir journaliste. Tu me demandes mon avis. Le voici.
D’abord, tu dois savoir que c’est un métier dur. Il ne rend pas heureux. Les métiers, d’ailleurs, ne sont pas là pour rendre les hommes heureux, mais pour leur donner une existence, une dignité, une échelle de mesure dans l’expression de leur mérite, leur valeur, leur courage, leur inventivité. Que tu sois journaliste ou maçon, infirmier, vigneron ou cuisinier, enseignant ou conseiller d’Etat, cette référence, toujours, demeurera : bien faire son travail, avec enthousiasme et innovation, avec cœur, ardeur, élève l’humain, le rend meilleur. Avoir été chassés du Paradis est sans doute le plus grand service qui nous ait été rendu. Ça n’est pas sous les palétuviers que l’homme accède à la dignité, mais dans le combat, sans cesse recommencé. L’homme moderne a ceci de particulier qu’il ne diffère strictement en rien de l’homme ancien, ou même antique : vivre, c’est se battre. Le reste, illusion.
Pourquoi, au fond, rêves-tu d’être journaliste ? Est-ce d’ailleurs un rêve, ou juste un frisson passager, parmi d’autres ? Tu te vois où, dans quelques années ? Bagdad ? Jérusalem ? Critique de théâtre ? Commentateur sportif ? Chroniqueur judiciaire ? Tu rêves de l’encre et du papier, de l’enivrant parfum des rotatives, de l’ensorcellement d’un micro, du feu des caméras ? Tu n’en sais rien encore, et ça n’a en effet aucune importance. Ce qui compte, c’est se lancer, oser, commencer par des piges, montrer très fort, dès les premiers papiers, tes qualités d’opiniâtreté, de caractère, ta curiosité, ton ouverture, ta résistance aux pressions. Accepte, sans broncher, le travail de nuit, les horaires irréguliers. Travaille le dimanche, c’est le jour le plus important des journalistes, le premier de la semaine. Ne compte jamais les heures. Ne pense qu’au résultat : le journal. C’est pour lui que tu vis, par lui que tu existes. Et puis, c’est si fragile, un journal : ça naît, et puis un jour ça meurt. Alors, il faut se battre, avec une incroyable force, pour qu’il demeure. C’est peut-être comme une vigne, un journal.
Si tu fais de la radio, ce que je te souhaite, tu te lèveras pendant des années dans le milieu glacé de la nuit, pour préparer les Matinales. Tu goûteras à cette incroyable magie d’une toute petite équipe qui se retrouve, à trois ou quatre heures du matin, devant une machine à café, en sachant que, quelques heures plus tard, des dizaines de milliers d’âmes, dans la torpeur de l’éveil, l’écouteront. C’est un sentiment immense, incomparable. Il me rappelle mes dimanches après-midi au Journal de Genève, il y a vingt ans. C’était l’été, il faisait beau dehors, mais rien n’était plus fort que de rejoindre la poignée de confrères chargés de fabriquer le journal du lundi. J’étais responsable des pages suisses. Antoine Bosshard, dans la pièce d’à côté, relisait les papiers des correspondants étrangers en écoutant de la musique classique. Il y avait les typographes, le rotativiste et nous. C’est là que j’ai tout appris.
Il te faudra, dans ce métier, le goût de la colle et du ciseau, même si tout, aujourd’hui, est virtuel. La passion de la mise en forme : choisir, ordonner, titrer, mettre en valeur, illustrer. C’est au moins aussi important que Jérusalem ou Ramallah, même si je te souhaite aussi, très vivement, d’aller rendre compte, pour ton journal, du sonore fracas du monde. Mais ne crois pas que le reporter lointain soit, par essence, meilleur que le plus modeste des localiers. Nulle rubrique, en soi, n’est reine : ce qui, toujours, primera, sera la qualité, l’originalité, la valeur ajoutée de ton regard à toi sur l’objet de ton discours. S’il est un métier subjectif, c’est celui-là.
C’est un métier de réseaux, aussi, où le carnet d’adresses est roi. Il te faudra connaître du monde, infiniment de monde, tu n’imagines pas le nombre. Tu devras te souvenir de milliers de personnes, pouvoir les remettre, les identifier en une fraction de seconde. Sans mémoire, je veux dire sans une mémoire prodigieuse, ne te lance pas dans le journalisme. Il faut aussi une santé de fer, de l’appétit, la folle envie de vivre et de découvrir. Il faut enfin (et c’est le plus important, Cher Dino, de cette lettre que je t’adresse) une monumentale, et peut-être un peu monstrueuse, force de solitude. Tu travailleras en équipe, bien sûr, tu seras l’un des organes du journal, mais fondamentalement, ne te laisse jamais duper par le mythe du grégaire : un bon journaliste, même avec trois mille adresses dans son carnet, est un être fondamentalement seul. Tu devras parfois traverser des moments difficiles, où cette solitude, cruellement, apparaîtra. Ne te laisse pas impressionner. Sois seul, sois fort.
La force de solitude, c’est dans la pratique éditoriale que tu devras la montrer, l’art du commentaire. Où tu ne devras pas chercher à plaire, mais à dire ce que tu crois juste. Tu te feras des ennemis, tu auras contre toi les bien pensants, les humoristes même parfois, toute la cléricature de ton propre métier. Ça te fera mal, ça t’emplira de colère, ça te donnera des insomnies, ça te dévorera les viscères. Dans ces moments-là, tiens bon. Dis-toi que c’est le jeu, ça fait partie de ton histoire, de ton destin, pour t’amener plus loin. Car ce métier-là, toujours, s’il est assumé avec puissance, te couvrira de cicatrices. Ne pas en avoir après vingt ans de pratique, pour s’être contenté de raser les murs et de fuir les conflits, serait au final la plus grande des hontes. Donc, Cher Dino, si tu t’en sens la force, lance-toi. Ce métier ne te rendra pas heureux. Mais il te donnera, puissamment, le sentiment de vivre et d’exister.
Pascal Décaillet