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La démarche de crabe de l'Histoire

 

Sur le vif - Vendredi 28.06.19 - 18.36h

 

Il faudra quand même, un jour, envisager l'historiographie de la Seconde Guerre mondiale, en Europe, autrement que par le seul prisme, ou les seules lunettes, des vainqueurs. Notamment, les vainqueurs anglo-saxons.

Ce que les vainqueurs nous ont transmis est évidemment très important, il ne s'agit ni de le nier, ni de le sous-estimer. Remettre en cause, par exemple, l'importance stratégique du Débarquement de Normandie (par rapport au Front de l'Est, où l'essentiel, en termes de masses antagonistes, s'est joué), ça n'est en rien diminuer le mérite des Alliés, encore moins le courage des combattants, ni l'apport de cette ouverture d'un front occidental pour accélérer la fin de la guerre.

Mais enfin, pour poursuivre sur cet exemple, si on veut peut parler des événements de Normandie entre le 6 juin 1944 (Débarquement) et le 26 août de la même année (Libération de Paris), alors il faut tout dire. Tout, et pas seulement l'héroïsme de la percée du premier jour.

Tout dire, c'est raconter à fond le bombardement de Caen, et celui d'autres villes normandes, martyrisées par voie aérienne. Bombardées certes par les libérateurs, mais pulvérisées quand même. La différence, pour ceux qui sont en-bas, n'est pas toujours perceptible au premier abord.

Tout dire, c'est ne pas s'arrêter au soir du 6 juin 1944. Mais raconter, pour ceux qui s'intéressent à l'aspect stratégique (nous sommes là dans l'Histoire militaire), l'incroyable résistance des Allemands, une fois les renforts arrivés, notamment dans le bocage. Donc, en face, le sacrifice des Alliés. Bref, une vraie bataille, de plusieurs semaines, très équilibrée, tellement lointaine de l'image d’Épinal des sympathiques soldats américains qui, de leurs jeeps, distribuent chewing-gums, coca et biscuits à des populations enthousiastes.

Tout dire, c'est raconter comment les soldats allemands, sur place, ont vécu ces semaines de bataille. Qu'ils fussent puissance occupante, depuis quatre ans, ne justifie en rien de taire l'historiographie de leur côté, tout aussi passionnante que celle des Alliés.

Tout dire, au-delà de cet exemple normand, c'est raconter par exemple les boucheries de l'aviation britannique sur Hambourg (1943) ou sur Dresde (1945), rappeler ce qu'elles avaient de représailles pour venger Coventry (1940), constater à quel point ces vengeances (parmi tant d'autres) furent, désolé de le dire, totalement disproportionnées à ce que la Luftwaffe avait lâché, certes déjà de mesure gigantesque, sur les villes anglaises, même au pire moment du Blitz (1940).

Tout dire, c'est équilibrer les témoignages. Non dans une optique idéologique, surtout pas. Mais dans un souci constant de recherche de la vérité. Cela passe par l'acceptation, face à chaque nouveau récit, de la lente construction mentale et intellectuelle d'un choc de paradoxes. Un témoignage contrarie le précédent, et puis un autre contrarie le deuxième. C'est seulement en prenant en compte la parole de tous, sans la moindre exception, qu'on arrive progressivement à élargir son champ de conscience historique. Démarche de crabe, paradoxale, jamais achevée.

Ainsi fonctionne le rapport à l'Histoire. Il ne procède pas de l'idée, ni du monde de la philosophie, encore moins de celui de la logique, mais de l'observation patiente et passionnée d'un réel qui, constamment, se déconstruit et se dérobe.

 

Pascal Décaillet

 

 

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