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Mattmark, 1965

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Sur le vif - Jeudi 09.04.15 - 14.44h

 

Était-ce le repas du soir du lundi 30 août 1965 (oui, très probablement), ou celui de midi du mardi 31 ? Je me souviens exactement où j’étais, avec ma famille, lorsque j’ai appris la catastrophe de Mattmark. J’avais sept ans, et c’est la seule fois de ma vie où j’ai perçu l’esquisse d’une larme dans l’œil de mon père. Il venait de rentrer du travail, nous étions déjà attablés, il était très ému, il a juste dit : « Il faut vite allumer la radio, le glacier s’est effondré sur le chantier de Mattmark ». Nous avons écouté, en silence. Ce mot, Mattmark, déjà naturellement dur, austère, revêche, m’a fait peur de longues années après, peut-être aujourd’hui encore.

 

Le souvenir de cette tragédie est lié à l’émotion de mon père. Il était ingénieur, génie civil, 45 ans à l’époque, il avait justement travaillé, les premières années de sa carrière, pendant la guerre, sur des chantiers de montagne. C’est lui, par exemple, tout jeune, qui avait construit le Fort d’Artillerie de Champex, dans la commune de ma mère, Orsières. Mattmark n’est pas le plus vieux souvenir que je conserve d’une nouvelle grave, avec nécessité immédiate de brancher la radio : je me souviens de la mort de Kennedy, novembre 1963, et de celle de Churchill, janvier 1965. Mais Mattmark, comment vous dire, je tremble presque en l’écrivant cinquante ans après, c’était quelque chose de terrible : le glacier de l’Allalin qui s’écroule sur le chantier d’excavation du barrage en construction, 88 morts, dont 57 saisonniers italiens et 23 travailleurs suisses.

 

Des jours suivants, début septembre 1965, je n’ai plus aucun souvenir concernant Mattmark, c’était le moment de mon entrée dans une école où j’allais passer près de onze ans, jusqu’à ma Maturité en avril 1976, une école qui m’a profondément marqué. Depuis cette date, je suis allé marcher, avec mon père, sur tous les barrages du Valais, Mauvoisin, Dixence, Moiry, Emosson, Zeuzier, Cleuson, et tant d’autres. Tous, sauf Mattmark. Aujourd’hui encore, je ne suis jamais monté voir ce barrage. Mais je vous jure que chaque fois que j’en vois un, ou n’importe quel chantier de montagne, tunnel collecteur, canalisation, puits d’échappement, je pense à ces 88 morts, sans compter les blessés, au plus profond de moi. Je pense aux chantiers de montagne de mon père, à la dureté du métier de ces hommes-là. Grâce à eux, ces Italiens, ces Suisses, tous les autres, nous vivons aujourd’hui mieux, plus confortablement en tout cas, que les générations d’avant.

 

Je pense aussi à la puissance sonore et musicale des mots : il fallait que le lieu de mort et de malédiction fût celui qui portât ce nom de deux syllabes, raides, sombres, rauques, gutturales, habillant la plus nocturne des voyelles. Ce nom qui, cinquante ans après, me fait toujours peur. Hommage aux victimes. J’ignore encore si je m’y rendrai un jour.

 

Pascal Décaillet

 

 

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