Notes de lecture - Jeudi 06.01.11 - 18.09h
Quand un journaliste de légende partage un bout de route avec un être de génie et de feu, cela s’appelle « L’Equipée de Gabriele D’annunzio », recueil de chroniques signées Albert Londres, entre 1919 et 1921, pour « Le Petit Journal », puis, après s’être fait virer de ce dernier sur intervention personnelle de Clemenceau, pour le quotidien populaire « L’Excelsior ». Il en résulte, aux éditions « arléa », un bijou de bonheur qui se dévore en moins de deux heures, 99 pages. Ce que je viens de faire, en début de semaine, dans l’éblouissement du soleil valaisan.
De quoi s’agit-il ? De l’affaire de Fiume, aujourd’hui Rijeka en Croatie, « Stato libero di Fiume » entre 1920 et 1924, la grande cause, la grande querelle de l’Italie à la sortie de la Grande Guerre. On ne peut rien comprendre à l’Histoire italienne de ces années-là, ni aux prémices du fascisme, sans s’imprégner de la légende de Fiume. Ni, surtout, sans s’intéresser à cet incomparable phénomène humain, poète et guerrier, que fut Gabriele D’Annunzio (1863-1938). Un fou. Un génie. Un demi-dieu des temps héroïques. De Messine à Udine, dans le soufre et la braise de ces années d’immédiat après-guerre, l’Italie a vénéré cet homme-là. Comme personne.
Ne refaisons pas ici toute l’Histoire italienne de cette époque, renvoyons le lecteur aux remarquables écrits de Pierre Milza, qui en décrypte la complexité avec une patience de bénédictin, sans jamais larguer son lecteur profane. Rappelons simplement que ce pays était entré en guerre en 1915 (l’Intervention), avait subi le désastre de Caporetto (1917), avait héroïquement remonté la pente, s’imposant finalement à Vittorio Venetto (octobre 1918), terminant le conflit du côté des vainqueurs. Rappelons aussi, comme l’illustre
toute une littérature, que le retour au civil, pour les glorieux combattants des montagnes, ceux du Frioul ou du Trentin, ceux de la bataille du Piave, qui sont autant de Verduns transalpins, fut extraordinairement difficile : leur mérite, de la part de l’arrière, ne fut pas assez reconnu.
C’est dans le très grand désordre de ces années-là que le fou Gabriele D’Annunzio, décide en 1919 d’aller s’emparer de Fiume. Sans mandat du gouvernement italien, ni de l’armée, ni de personne. Il s’y rend, perce les lignes internationales qui encerclent la ville adriatique, s’installe dans les murs de la cité, en prend le commandement, et… ne les quitte plus ! Il y restera de longs mois, jusqu’au jour où, pressé par les engagements de l’Italie officielle, il devra bien partir. Il finira ses jours le 1er mars 1938, dans ce « Vittoriale » de Gardone Riviera devant lequel passe toute personne longeant la côte occidentale du lac de Garde. Un palais hallucinant, où il fait tonner le canon en l’honneur de ses visiteurs.
L’autre type extraordinaire, c’est évidemment Albert Londres. Pendant ces deux années comme correspondant en Italie (et à Fiume), l’illustre reporter suit, à la trace, les pas du « Commandante ». A coup sûr, le héros de la Grande Guerre (il s’était engagé à 52 ans !) le fascine. Mais en même temps, le journaliste demeure investi du constant souci de mettre en perspective les faits pour les lecteurs du « Petit Journal », puis de « L’Excelsior ». A quoi s’ajoute une incroyable maîtrise de l’écriture, une sobriété qui colle à l’événement. Du très grand art. Mais cela, les lecteurs d’Albert Londres le savaient déjà.
Le plus fou : jamais, au cours de ces 99 pages écrites entre mars 1919 et janvier 1921, n’apparaît le nom de celui qui, dès l’année suivante (octobre 1922), incarnera pour plus de vingt ans le destin de l’Italie : Benito Mussolini. Tous les biographes du Duce, pourtant, ont montré à quel point ces quatre années, entre l’Armistice et la Marche sur Rome, sont décisives pour lui. Mais voilà : il faut croire qu’un phénix plus étincelant, en ce temps-là, avait ensorcelé la Péninsule. Cet être de feu et de lumière s’appelait Gabriele D’Annunzio. Albert Londres le raconte à merveille. A lire, absolument.
Pascal Décaillet