Édito Lausanne FM – Vendredi 14.12.07 – 07.50h
On peut éjecter un homme, on n’éjecte pas des idées. Une structure peut finir, par addition de petitesses et de rancunes, par se débarrasser d’un élément qui aurait accaparé trop de place et de lumière. Si cet élément a, en lui, l’âme et les ressources d’énergie pour, de l’extérieur, reprendre le combat, il en ressortira, quelques années plus tard, encore plus fort. C’est ce qui pourrait bien arriver à Christoph Blocher.
Le Parlement, par une majorité de circonstance, bricolée en coulisses et uniquement pour l’occasion, a réussi un coup. Tant mieux pour lui. Laissons le Parlement, désormais claquemuré dans son autisme, jouir des dernières années où, résidu de vieilles Diètes d’Empire, il pourra encore donner ce spectacle-là. Le spectacle de la combinazione. Le spectacle de ce trio de l’hôtel Bellevue, aux heures pâles de la nuit : MM Darbellay, Levrat, et Ueli Leuenberger.
Il faut lire et relire « Jules César », cette lumineuse tragédie de Shakespeare, construite sur le scénario de la « Vie des hommes illustres », du grand Plutarque. Comment Brutus et Cassius, sur un coup de fortune, s’acoquinent. Comment Marc Antoine, une fois le forfait commis, et le sang de César sur les marches du Sénat, séduit la foule de Rome. Comment les conjurés se déchirent entre eux. Comment l’opinion publique se façonne et se travaille, se retourne à la vitesse de l’éclair.
Déjà hier, Christophe Darbellay s’empressait de rassurer la droite : « Nous, démocrates-chrétiens, mais nous sommes évidemment un parti bourgeois ! ». Et de rappeler, sans faillir, l’âme fière, l’engagement indéfectible de son parti dans la votation fédérale de février sur l’imposition des entreprises. Et d’appeler hier soir, sur les ondes de la Radio Suisse Romande, à un grand centre droit fraternel. Et de tenter de calmer les radicaux, dont beaucoup sont tout simplement remontés contre lui. Ductilité, souplesse, plasticité ; il y aurait aussi d’autres mots, laissons-les.
Lisons Plutarque, plutôt. Le rendez-vous à Philippe, lancé par Blocher en 1999, c’était déjà, via Shakespeare, tiré de cet auteur de génie, ce Grec imbibé de latinité qui aura passé son œuvre à mettre en parallèle les destins des grands hommes. À nous démonter, par le génie du récit et non la pesanteur de la démonstration, les ressorts du pouvoir. Lire Plutarque, comme lire certaines œuvres de Marx, ces moments de lumière où le philosophe rhénan nous décortique les mécanismes des mouvements révolutionnaires de 1848, comme lire Thucydide ou Tocqueville, ne contribue certes pas à une vision optimiste de l’Histoire. Mais réaliste, oui. Les hommes, tels qu’ils sont. Avec le jeu de miroirs des ambitions, les passions destructrices. C’est cela, l’Histoire. C’est cette dimension du tragique et de la dérision, dans laquelle le petit complot du Bellevue, ce pacte-à-trois d’une nuit passagère, vient arracher quelques parcelles de lumière et de perspective.
Plutarque, Shakespeare, et plus encore Bertolt Brecht. Le jeu de masques et d’hypocrisies de leurs héros. Se donner des allures de tyrannicide, invoquer la morale, pour en vérité, ne rien assouvir d’autre que des ambitions personnelles. C’était valable la nuit de mardi à mercredi, avec MM Darbellay, Levrat et Ueli Leuenberger. C’était valable aux ides de Mars, an 44 avant Jésus-Christ, à Rome, sur les marches du Sénat.