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Liberté - Page 409

  • Du jargon ? En voici des wagons !

     

    Commentaire publié dans GHI - Mercredi 24.02.21

     

    Vous voulez du jargon ? Je vous en fourgue ici des tonnes. Du jargon des sciences sociales, du jargon climatique, du jargon féministe. Oh, il y en a bien sûr ailleurs, dans la médecine, la finance, la philosophie, la marine à voile, la théologie. Mais je veux vous faire plaisir, je vous apporte du neuf, de l’actualité, du contemporain. Je n’invente aucun mot : je les puise dans les journaux ou sur les ondes, sur les sites, dans tout espace offert à la parole publique. Des vocables bien réels, d’ailleurs vous les reconnaîtrez. Des mots, comme il en jaillit à longueur de journées, dans des émissions qui se veulent de haut niveau intellectuel, persuadées que l’alignement de ces néologismes augmentera le crédit de leurs chaînes.

     

    Il y a d’abord les sciences sociales. Fourmillement de « chercheurs », dans nos Facultés de Suisse romande, Genève et Lausanne en sont particulièrement prodigues. De puissants savants, surgis tout doit de la médecine au temps de Molière : ils vous parlent, vous ne comprenez rien. C’est votre faute, bien sûr, vous êtes un plouc, vous ne méritez pas ces perles jetées aux pourceaux. Vous souffrez, on vous dit votre mal en latin, on vous honore de tous ces ablatifs absolus, on vous élève, et en plus vous auriez le culot de maugréer, parce que vous peinez à comprendre ! On vous dit qu’il faut déconstruire vos stéréotypes, inverser vos injonctions de genres, vous avez le front de trouver ça abstrait, non mais allô, pour qui vous prenez-vous ?

     

    J’en viens à mes frères et sœurs, les climatistes. Vous savez quelle tendresse je leur voue, ils l’ont méritée. Tenez, avez-vous fait votre bilan carbone, par exemple ? Entre deux transferts modaux, ou reports de charges, au milieu du paradis circulatoire de M. Dal Busco, avez-vous procédé à votre autocritique sur votre rapport à la transition énergétique, à l’économie circulaire, ou au Protocole de Kyoto ? Ce langage si doux, si suave, verlainien dans sa légèreté, êtes-vous bien certain de le maîtriser ? Vous voulez des cours de rattrapage ?

     

    Le dessert, c’est le langage étrange et merveilleux du féminisme. Il est à la clarté ce que le smog de Londres est au ciel de Provence. On commencera par vous balancer du patriarcat, ça va encore. On secouera l’encensoir avec quelques théories du genre, cisgenre, transgenre, on s’élèvera jusqu’aux chapiteaux avec une pincée de féminisme intersectionnel. Vous pensez géométrie, vous sortez vos compas ? Vous avez tout faux ! Ces concepts-là, mon pauvre ami, ne se couchent pas sur du papier. Ils se balancent dans l’air, ils tambourinent dans nos cervelets, et puis très vite, ailés comme les filles de l’air, ils s’évaporent.

     

    Sciences sociales, climat, féminisme. Je n’ai cité que trois exemples. Mais enfin, vous reconnaîtrez qu’ils ont conquis quelque pesante présence, dans notre univers sonore. Il nous reste le choix : nous plier, comme des disciples en obédience. Ou alors, plus simple, plus radical, mais jouissif comme la prime morsure dans le fruit originel : éteindre la radio.

     

    Pascal Décaillet

  • Le printemps des moralistes

     
    Sur le vif - Mardi 23.02.21 - 09.59h
     
     
    Le printemps approche, les moralistes bourgeonnent ! Ils sont partout. Vocations ratées de pasteurs, de curés, d'aumôniers de centres aérés, de confesseurs pour âmes en peine. L'index érigé vers le ciel, l’œil bienveillant de celui qui a saisi l'essence précieuse du bien, et daigne vous en laisser perler quelques gouttelettes, en échange de votre contrition. Ils bourgeonnent, ils fleurissent, ils pullulent, ils sont la pollution nocturne de l'enfant de choeur.
     
    Ils analysent la politique à la seule aune de la morale. Ils n'ont jamais lu Machiavel, ni Tocqueville, mais sans doute la Comtesse de Ségur, Camille, Madeleine, Sophie, le Cousin Paul, Madame de Réan, l'ignoble Madame Fichini, la punition, le fouet. Leur univers n'est pas celui de l'analyse, ni du recul, ni de la patience par les textes, ni de l'ascèse dans le chemin de connaissance. Non, il est forgé de pulsions de châtiment, le bien, le mal, la rédemption, le "travail intérieur", le "chemin sur soi".
     
    Mais qu'ils se convertissent, les tièdes agneaux ! Le Cloître les attend, sandales et robes de bure, laudes et matines, règle de Saint-Benoît, férule de l'horaire, plain-chant, suprême jouissance de se relayer, pendant le repas silencieux, pour lire à haute voix la Sainte Parole.
     
    Pour notre part, nous continuerons à prendre les hommes comme ils sont. Dissocier le temporel du spirituel. Laisser la morale aux moralistes. Nous continuerons, infatigablement, de nous renseigner sur l'Histoire telle qu'elle fut, avec sa part de noirceur, ses guerres, ses traités, l'analyse des besoins économiques, les massacres, les luttes pour le pouvoir, les prétextes moraux jetés en pâture. A des agneaux, sur le chemin.
     
     
    Pascal Décaillet

  • La phrase allemande, de l'ascèse à la joie transfigurée

     
    *** Essai sur une stylistique qui ne doit en aucun cas nous repousser, mais nous sourire. Et nous ouvrir les bras. A nous d'aller à elle, et l'ascèse deviendra joie.
     
     
    *** Dimanche 21.02.21 - 13.59h.
     
     
     
    La phrase allemande est-elle complexe par essence ? La réponse est évidemment non. Une phrase est ce qu'on en fait, elle dépend des humains qui la produisent. Il ne saurait exister de complexité par nature de la langue allemande, qui s'opposerait à une limpidité native du français.
     
    Tiens, commençons par le français, justement. Quoi de commun entre la sobriété épurée de la phrase de Gide, ou de Camus (celui des récits), et la patiente construction des saveurs dans la période de Proust ? Tous les styles existent dans la littérature française, le rationnel et l'affectif, le lapidaire et l'enchevêtré, la simplicité sublime d'un Verlaine, l'imprécation d'un Léon Blois, ou d'un Koltès.
     
    Il en va exactement de même pour la littérature allemande. On a toujours l'image de la phrase longue et complexe, avec une architecture de principales et de subordonnées, ce satané verbe qu'il faut aller chercher à la fin, ces incises qu'il nous faut délimiter au crayon. Bref, l'image d'une sueur, d'une souffrance. Ca n'est pas faux, mais enfin la syntaxe latine nous invite tout autant à une première appréciation de la structure avant même de se lancer dans le sens. C'est un solfège, une ascèse. Il faut l'accepter. Entrer dans une langue n'est pas une promenade de santé.
     
    Pour autant, la phrase allemande, dans le roman, ou la nouvelle (je ne parle pas ici de la poésie), n'est en rien vouée par essence à cette complexité. Dans les nouvelles de Kleist, et même dans de brefs récit de Kafka (Sämtliche Erzählungen), vous aurez le contre-exemple de la phrase courte, rythmée, au service de l'action. Et puis, tout de même, il y a Brecht : c'est du théâtre, certes, mais quelle puissance de percussion dans chaque syllabe, quelle brièveté pour dire les choses, quelle liberté dans l'invention des mots. Génie d'un auteur qui écrit pour être dit, voire chanté (sur les musiques incomparables de Kurt Weill).
     
    Alors oui, il y a la langue de Thomas Mann et celle du Kafka des longs récits, celle de Musil, tout comme il y a, en France, la tradition du grand roman bourgeois qui "prend le temps". Mais il y a, tout autant, la poésie d'un Stefan George ou celle d'un Paul Celan, où chaque syllabe est la note soupesée d'une musique. Oui, l'allemand moderne peut être court, cinglant, sagittaire. La syntaxe de cette langue n'est en rien condamnée "au départ" à diriger le lecteur vers son cachet d'aspirine.
     
    Alors, elle vient d'où, cette réputation de complexité ? D'abord, les plus grands prosateurs de langue allemande (Thomas Mann, Kafka, etc.) n'ont assurément pas écrit pour des élèves francophones ambitionnant d'accéder à leur monde ! Mais pour un public germanophone cultivé, qui lui-même doit prendre le dictionnaire lorsqu'il s'attaque à telle description de personnage, ses traits physiques, les tréfonds de son âme, les humeurs de son corps, les indices physiques de ses problèmes de santé. Mais enfin, l'univers de Marcel Proust ne nous invite-il pas, lui aussi, à la même patience, quand on se met au chantier de la lecture ?
     
    Et puis, il y a l'allemand non-littéraire. Celui des philosophes, par exemple. Vous avez essayé de lire Kant, Hegel, ou Heidegger dans le texte ? Il faut s'accrocher ! Dans ces trois cas, le souci de précision démonstrative des idées utilise toutes les ressources de nuances d'une langue, et d'une syntaxe, qui n'en sont pas avares. Alors oui, cet allemand-là est difficile ! Mais l'est-il au-delà du français d'un Descartes, ou même d'un Montaigne ?
     
    Prof d'allemand, je faisais lire à mes élèves des extraits de Brecht, et puis beaucoup de poèmes, de toutes les époques. Brecht, c'est le plus puissant pour vous élever vers la langue. Il faut le lire, et le faire lire, à haute voix. Il faut trouver le rythme, la tonalité, le souffle, les stridences, mais aussi l'infinie poésie de cette langue, destinée à l'oralité. Il faut amener les élèves à incorporer chaque syllabe de cet allemand qui simule le langage parlé. Avec les meilleurs de vos étudiants, il faut aller chercher les résonances d'inflexion dialectale, le souabe de l'enfance du dramaturge. Il faut entrer dans Brecht par la langue, c'est infiniment plus physique, plus jouissif, que les puissantes théories sur la distanciation.
     
    Je n'ai pas parlé ici de poésie, ou très peu. C'est pourtant l'essentiel, et j'y reviendrai largement. Car les vraies portes d'entrée, pour un collégien, sont là : dans Hölderlin, dans Celan, dans Stefan George, dans Georg Trakl, et tant d'autres. J'ai commencé par évoquer la lente et patiente période du grand roman bourgeois. J'ai voulu parler une fois de sueur et de souffrance, pour le lecteur. Mais pour quel bonheur, à partir du moment où l'ascèse, comme dans la traduction de la Bible par Martin Luther, se transfigure dans la joie !
     
     
    Pascal Décaillet