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  • Sales tronches

     

    Commentaire publié dans GHI - Mercredi 01.10.25

     

    Rien de pire que la mémoire officielle. Toujours et partout, elle suinte la propagande des puissants du moment. Pour se glorifier. Se justifier dans leur pouvoir. Se maintenir dans leurs postes, leurs privilèges, leurs prébendes. Nul n’y échappe, ni la gauche, ni la droite, ni les bien intentionnées, les bien-pensants, les béni-oui-oui, le initiés, les clercs, les officiels.

     

    Les voix de la mémoire ne doivent pas venir des puissants, mais justement des opprimés. Des oubliés. Des laissés pour compte. C’est valable en politique, comme dans une relation amoureuse : on étouffe les intonations des vaincus, ou des largués. On tricote une histoire officielle, propre, parfumée. Le romancier, seul, peut la restituer ? Mais à quoi travaille-t-il, ce jongleur de sortilèges : à la justesse du sujet, ou à sa propre écriture ? C’est compliqué la mémoire, elle est sœur de mille faussaires, elle doit trouver son chemin parmi ceux qui veulent lui tordre le cou.

     

    Les puissants, tiens par exemple en politique ? Les pires ! A quoi servent leurs ineffables « conférences de presse », si ce n’est à tenter d’imposer la version du pouvoir ? Et il faudrait accourir à leur liturgie, comme d’autres se pressent à Versailles, pour le Petit-Lever ? Et il faudrait, dociles, recracher leurs mots ? Et il faudrait se contenter, tout au plus, de leur « poser des questions » ? Refusons ce cirque. Soyons ce que nous devons être : des sales tronches.

     

    Pascal Décaillet 

     

  • La mémoire, la vie qui passe, la Comtesse

     

     

    Commentaire publié dans GHI - Mercredi 01.10.25

     

    La mémoire. C’est l’un des thèmes historiques, mais aussi littéraires et musicaux, qui me travaillent le plus. La mémoire, non comme accumulation, comme il en irait de la capacité d’un ordinateur à stocker des données, mais comme révélateur de tout ce qu’au fond nous sommes : des êtres sensibles, affectifs, avec un passé, des traces, des cicatrices, des souffrances, des joies. Tout ce qui nous fonde. Ce qui fait de chacun d’entre nous un être unique, singulier. Comme toi j’ai des yeux, des jambes et des bras, comme toi j’ai un cerveau, avec toi je partage une structure humaine. Mais ma mémoire, en ce qu’elle a d’affectif et de propre à mon parcours de vie, me singularise. Toute l’Histoire littéraire, à commencer par les invocations homériques à la Muse, prétend restituer des fragments de mémoire. Ne dit-on pas d’un roman qu’il « raconte une histoire » ?

     

    L’être humain pourrait se contenter de vivre sa vie, d’ailleurs on nous invite à saisir l’instant, jouir du temps présent. Mais non, la mémoire est là, qui nous laboure et nous travaille. L’être humain dort, sa mémoire surgit dans ses rêves. Il voyage, la mémoire d’un pays l’assaille de représentations, noms de rues, statues, monuments, airs d’opéras. Tu retrouves un vieil ami, vous laissez poindre les souvenirs partagés du passé. Tant de fois, les humains passent leur temps à se raconter leur propre vie, ou alors la vie des autres. On fragmente ensemble, en la bricolant, la mosaïque de la mémoire.

     

    Quand je lis, pour la centième fois, l’époustouflant triptyque biographique de Charles de Gaulle, par Jean Lacouture (un volume publié par an, 1984, 1985,1986), c’est pour retrouver, comme chez Plutarque, la vie d’un homme illustre, mais surtout pour me laisser emporter, une fois encore, par le style de Lacouture (un homme unique, délicieux, que j’ai maintes fois interviewé), vivre avec lui sa mise en scène du passé, et au fond, comme dans Homère, l’écouter tout simplement me raconter une histoire. En 84, 85, 86, par trois fois, dès 9h, heure d’ouverture d’une grande librairie des Rues-Basses, je faisais la queue le premier jour, à la première heure, pour acheter l’un des éléments du triptyque. Je voulais vivre cette mémoire-là, intensément. Même excitation que pour Chateaubriand, Rousseau, ou aujourd’hui Annie Ernaux : racontant sa vie, elle nous raconte aussi les nôtres, comme dans « Les Années », ce chef d’œuvre de simplicité et de sobriété. C’est sa mémoire à elle, mais elle remue chacune des nôtres. Particulière, elle résonne universel.

     

    J’aurais tant à dire sur la mémoire musicale. L’œuvre. La partition. L’interprétation. La connaissance du thème, parfois par cœur, chez l’auditeur, sa soif pourtant de l’entendre, encore et toujours, mille et mille fois recommencé, jamais le même en fonction des interprètes, comme une source de vie, toujours recommencée. A l’image de cet air immortel, celui de la Comtesse, Noces de Figaro, acte II, première apparition : la mémoire qui surgit, la sienne, la nôtre, la vie d’une femme, notre destin à tous, universel.

     

    Pascal Décaillet