Sur le vif - Samedi 06.02.21 - 11.44h
Ce matin, le ciel affiche le jaune sépia des albums de photos de nos parents. Me revient en mémoire l'une d'entre elles, ma mère au sommet du Catogne, 1940 ou 1941. C'était quelques mois avant qu'elle ne tombe dans une vertigineuse crevasse, au glacier d'Orny, sur la route de la Cabane du Trient (1942). Elle en ressortira après des heures d'angoisse, hissée par une corde. Mon père, et le gardien de la Cabane d'Orny, M. Formaz, l'avaient sauvée. Incarcérée dans les glaces, elle avait prié la Vierge, sur son médaillon. Cet épisode lui ôtera pour la vie, contrairement à mon père, le goût de la haute montagne. Dès lors, pour toute ma vie, le goût de la montagne, la passion du travail, c'était mon père ; la nostalgie et les livres, la sensibilité aux mots, c'était ma mère.
Le ciel jaune de Genève donne l'impression de nous inclure vivants dans ce qui sera, un jour, un témoignage du passé : "Tu te souviens du 6 février 2021 ?", un peu comme "Tu te souviens de ce même 6 février, en 1934, à Paris, quand les Ligues ont tenté le coup de force ?", ou encore : "Tu te souviens de la neige de 1985, à Genève ?".
Le ciel jaune de ce matin restera dans nos mémoires. Je le regarde, il me fait un peu peur, une peur d'enfant face à ces albums de ses parents, années vingt, trente, quarante, Valais, Allemagne, montagne, familles nombreuses réunies dans les fêtes, mariages, baptêmes, grillades de famille sur les bords du Trient ou dans le Val Ferret. Et puis, mes quatre grands-parents, qui hélas me furent tous inconnus : Maurice Rausis meurt en 1925 (à 33 ans), Emma en 1959 (je n'avais que quelques mois), Emile Décaillet en 1941, Marie en 1951.
Le jaune de ce matin m'envahit comme la puissance du passé. Quand on n'a connu aucun de ses quatre grands-parents, on a besoin de remonter dans l'Histoire. Cela m'est advenu incroyablement tôt. Savoir ce qui s'est passé avant moi. Ce qu'on dit, et ce qu'on cache. La part du mythe, celle du réel. Toute une vie, pour corriger, ou tout au moins affiner sa vision d'une époque. C'est pour cela que je me suis lancé, en 2015, dans une monumentale Histoire de l'Allemagne.
Je disserte sur le jaune, et autour de moi, des dizaines de milliers de gens doivent éprouver des sentiments similaires. Chacun l'interprétera à sa manière, ce retour de l'archaïque dans une aube d'arrière-hiver 2021. Parce que chacun de nous est unique. Avec son passé, sa mémoire, ses souffrances, ses cicatrices, l'intimité de ce qu'il garde pour lui. Ce jaune nous ramène à notre fragilité d'humains, juste interpellés par un phénomène météorologique dont nous aurons, ce soir, au téléjournal, les puissantes exégèses scientifiques. Je sais déjà que je ne les écouterai que distraitement. Je serai de retour dans mon passé. Quelque part, entre glacier d'Orny et sommet du Catogne.
Pascal Décaillet