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Haddock, Tintin : deux solitudes, une amitié sublime

 

*** Essai sur le miracle d'une rencontre - 80 ans après, jour pour jour - Samedi 09.01.21 - 17.45h ***

 

Première apparition, le Crabe : dans sa cabine, face à sa bouteille de whisky, un homme seul. Une épave. Il se morfond, il réclame sa drogue, il invoque sa maman, il pleure. Première rencontre avec Tintin, qui surgit de l’extérieur, par le hublot. Comme deux pierres à étincelles, le choc de deux solitudes.

 

Celle du gamin, qui vit déjà avec un petit chien, seul, prend tout seul son petit-déjeuner, vieux garçon : derrière la façade lisse, derrière la ligne claire, quels secrets ?

 

La solitude du vieux Capitaine, enfin un homme d’âge mûr, il a vécu, il a souffert, il trimbale ses mystères. La solitude du tout jeune homme, cœur pur, mais jeté là, dans la vie, plongé dans des aventures, où est sa famille, a-t-il des amis ?

 

La solitude de Haddock est humaine, infiniment. Un homme qui boit, toujours, a une histoire. Il boit pour la dissimuler, ou peut-être la laisser perler, de l’intérieur, par infiltrations de mémoire. Il revit ses émotions. Il appelle sa maman.

 

La solitude de Tintin, jeune humain plein d’énergie, inventif, clairvoyant, est glaçante. Il ne boit pas. Il ne renie ni passé, ni destin. Où en est-il, de sa vie, ? Que fabrique-t-il, si jeune, dans la seule compagnie de Milou ?

 

La solitude de Haddock transfigure notre curiosité : qui est-il, ce Capitaine, quelles mers a-t-il fréquentées, avec son vieil ami le Capitaine Chester, quelles femmes a-t-il rencontrées, quelle est son ascendance, quelles cicatrices porte-t-il, dans l’ancestrale noblesse de son âme, derrière les jurons ?

 

Haddock vient de quelque part, il porte en lui une Odyssée, il pourrait avoir l’âge d’Ulysse, homme mûr, lorsqu’il échoue, nu, seul rescapé du naufrage, sur les rivages du Roi Alkinoos, et que la fille de ce dernier, la troublante Nausicaa, le recueille.

 

Tintin n’a pas d’âge. Il n’est jeune que par les traits. Il promène sa solitude. Glaçante, comme l’intérieur lunaire d’une caverne.

 

Et, dans cette scène si décisive du Crabe, dans cette cabine au seuil de la mort, les deux solitudes se rencontrent. Chez l’un comme chez l’autre, aussitôt, quelque chose renaît. Ils sont cernés, l’infâme Allan veut leur peau. Ils sont prisonniers d’un bateau, dont leur ennemi est le maître. Jetés là, à la merci du mal. Sans un mot, sans déclaration d’amour, ni d’amitié, les deux solitudes se nouent l’une à l’autre. Le sort de l’un devient le sort de l’autre.

 

C’est le début d’une sublime histoire, un seul roman familial fragmenté dans la diversité des albums. Jamais ces deux-là ne se trahiront. Montaigne et La Boétie, en plein vingtième siècle, sur les mers polaires et tropicales, sur la Lune, au Tibet. Qui dit mieux ? Oreste et Pylade, peut-être, premier vers d’une tragédie : « Oui, puisque je retrouve un ami si fidèle… ».

 

Ce sont les aventures de Tintin. Et ce sont les aventures de Haddock, Archibald de son prénom, bouleversant second très vite propulsé au rôle de héros paritaire. L’un est l’antithèse du premier, et pourtant quelque chose, d’infiniment secret, semble à jamais les réunir.

 

Tintin et Haddock, deux hommes, deux destins, deux solitudes. La plus belle histoire d’amitié depuis Achille et Patrocle. Il faut reprendre l’œuvre, dans le désordre, laisser faire le hasard, puiser, laisser monter en nous la finesse inestimable, sous le chaos des aventures, de cette relation entre deux hommes. Seul un génie de la pudeur, du non-dit, pouvait la concevoir. Hergé en était un, dans les feux du vingtième siècle.

 

Pascal Décaillet

 

 

 

 

 

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