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Françoise Buffat, les philtres du talent

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Sur le vif - Lundi 27.02.17 - 14.40h

 

Journal de Genève, il y a entre trente et quarante ans, vieil escalier de bois, rue du Général-Dufour, deuxième étage, première porte à droite : l’antre de la magicienne. Les portes grinçaient, les parquets aussi, l’âme de René Payot habitait encore le bureau d’angle, juste un peu plus loin. Au fond, depuis des temps ancestraux, rien n’avait changé. Depuis Fazy, la fondation, 1826 ?

 

La magicienne, c’était Françoise. Bureau minuscule, donnant sur la cour intérieure, partout des livres, des dossiers, des plumes, des crayons. Une machine à écrire. La plupart du temps, la porte était ouverte. On se pointait pour demander conseil, discuter, rire un bon coup, essayer d’en savoir plus sur la stratégie secrète du Conseil d’Etat. Un collège de sept personnes, dont elle était le huitième membre, connaissant mieux que le septuor les dessous cachés de la République. Car la magicienne, la merveilleuse sorcière au rire tonitruant, savait TOUT. Elle ne disait pas tout, mais elle le savait.

 

Je l’ai connue en 1976, dès mes premières piges, j’avais 18 ans. Depuis, son magistère n’a fait que croître. La magicienne, pourtant, n’avait d’autres philtres que ceux de son talent : connaissance absolue, cadastrale, du terrain ; intimité des dossiers ; plume audacieuse et précise. Dans l’écriture, ce brin de folie qui invite le lecteur à se précipiter. Sorcière, philtres, breuvages, au milieu des grimoires.

 

Françoise Buffat était une journaliste totale. Plume libérale, elle n’a jamais attaqué des milieux politiques plus cruellement que les libéraux eux-mêmes. Familière de la rue des Granges, elle brocardait comme personne la poussière d’or patricienne, évanescente, façon Restauration, de ces hauteurs perdues. Surtout, il y avait chez elle ce sourire, l’éclat de ce regard, cette immédiate complicité, la rapidité de son esprit, l’immensité de sa mémoire. Intensité de sa présence.

 

Toute sa vie, elle nous aura proposé son regard. Assumant totalement le parti-pris. Enflammant de son verbe la vie politique genevoise. Sur Christian Grobet, conseiller d’Etat socialiste de 1981 à 1993, nous n’étions pas d’accord : elle jouissait de l’incendier ; je soutenais que nous avions affaire à un homme d’Etat, l’un des grands de l’après-guerre, au même titre que Chavanne ou Segond. Les arguments s’échauffaient dans l’échange, nous finissions toujours par éclater de rire. Et le rire, le sien, s’entendait, de l’autre côté de la rue, jusqu’au Victoria Hall.

 

Par la suite, Françoise Buffat a écrit de remarquables livres, dont l’excellent « Suisses et Juifs », avec Sylvie Cohen, paru en pleine crise des fonds en déshérence, en 1998, chez Pierre-Marcel Favre. Françoise était Alsacienne, elle n’avait quitté cette terre (annexée par le Reich en 1940) qu’en 1942 pour venir en Suisse. On peut imaginer ce qu’il fût advenu d’elle, si le malheur avait voulu qu’elle demeurât à Strasbourg.

 

Ma dernière rencontre avec la magicienne aux philtres date d’une soirée magique, début août 2015, à la Salle communale de Saint-Luc (VS), lors d’un époustouflant concert-lecture autour de la correspondance entre Clara et Robert Schumann. J’y étais avec mon épouse. Françoise, avec sa fille Juliette, qui vient de nous quitter elle aussi. Tandis que les Lieder de Schumann illuminaient la salle, le soleil déclinant d’une soirée d’été n’en finissait pas de prendre congé, en face, de l’autre côté de la vallée.

 

Françoise, je te dis au-revoir. Tu resteras pour moi un exemple, dans ce métier de feu et de lumière.

 

Pascal Décaillet

 

*** Photo : Salavatore di Nofli - TG.

 

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