Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Vivre avec la mémoire

00%20-%20Dmitri%20Baltermants%20-%20photo%20guerre%20mondiale.jpg 

Sur le vif - Dimanche 20.11.16 - 16.11h

 

Je suis né treize ans après la Seconde Guerre mondiale, et me suis mis à en lire l’Histoire dès l’âge de sept ans et demi, grâce à une remarquable Encyclopédie en trois volumes qu’avait achetée mes parents, à sa sortie en1965. Remarquable, parce que soucieuse, vingt ans seulement après la fin du conflit, et alors que les vainqueurs, notamment Anglo-Saxons, tenaient encore seuls la plume de l’Histoire, de laisser émerger une appréciable pluralité de voix et de témoignages pour l’époque. Speer, en 1965, était encore en prison (il en sort en 1966), « Au Cœur du Troisième Reich » n’était pas encore sorti en librairie, ni surtout l’indispensable critique de ce texte par un historien munichois, quelques années plus tard. Mais enfin, ce triptyque n’était pas exempt de voix allemandes, notamment sur le récit du 20 juillet 1944, et cela, en ce temps-là, était méritoire.

 

Pendant sept ans, jusqu’en 1972, la bibliothèque de mes parents n’étant pas extensible à souhait, ces trois gros volumes ont constitué ma seule Bible sur le sujet, ou presque. L’été 1972, je l’ai passé intégralement chez un ancien combattant du Front de l’Est, tout au nord de l’Allemagne. Dans sa VW coccinelle vert bouteille, nous avons parcouru près de cinq mille kilomètres, dormi chez d’autres anciens combattants de ses camarades, passé des nuits à évoquer des souvenirs, visité maintes fois le Mur de Fer, où nous avons même, par hasard, rencontré une fois Genscher, alors ministre fédéral de l’Intérieur de Willy Brandt. A 14 ans, je m’étais entretenu avec un ministre !

 

Le soir, nous regardions les nouvelles de la DDR, et ma foi, je ne les trouvais pas si mal faites. Un jour, je m’exprimerai sur ce pays, l’Allemagne de l’Est, et mon lien avec lui. En fin d’après-midi, dans le jardin, nous tirions à la carabine : je puis me vanter d’avoir eu, dans cet exercice un peu particulier auquel j’ai très vite pris goût, un sacré professeur.

 

Cet été 1972 a révolutionné ma lecture de la Seconde Guerre mondiale. Le front russe m’a été raconté d’un bout à l’autre, sous toutes les coutures, sans le moindre souci de ménagement de l’image de la Wehrmacht. Il m’a été raconté de façon clinique, par un acteur ayant participé à l’intégralité de cette guerre, du 22 juin 1941 au 8 mai 1945. Quand je suis rentré en Suisse, je ne pensais qu’à cela, mais n’en ai guère parlé autour de moi, pas plus d’ailleurs que d’autres événements de cet été si particulier. Je relis mon journal de l’époque, pour lequel j’avais obtenu un premier Prix, il relate tout, très sagement, avec illustrations, cartes postales, croquis, il y a même ma photo avec Genscher et l’autographe qu’il m’avait signé. Mais pas un mot de ces conversations nocturnes sur la Guerre à l’Est. Je les avais gardées pour moi.

 

Dans les quarante années qui ont suivi, je me suis replongé beaucoup plus à fond, comme on sait, dans tout cela, multipliant les séjours en Allemagne, emmenant mes élèves d’allemand sur des lieux de mémoire, comme Dachau (juin 1983), rencontrant et interviewant maintes fois mon ami August von Kageneck (1922-2004), officier de Panzers sur l’ensemble de la Guerre à l’Est, fils de l’aide de camp personnel du Kaiser. Sa version à lui du front russe (évolutive, du reste, au cours de ses livres), je ne pouvais m’empêcher de la confronter avec celle de l’homme chez qui j’avais vécu en 1972.

 

Et puis, des livres, par centaines. Des témoignages. 51 ans après mon premier contact avec la Seconde Guerre mondiale (l’Encyclopédie en trois volumes de mes parents), ma perception des événements n’est plus du tout la même. Ni pour moi, ni pour personne, d’ailleurs. Parce que l’Histoire évolue. L’historiographie avance, corrige, retouche, contredit, rétablit, nuance. Et c'est cela qui est totalement passionnant : ce cheminement de crabe (lire Günter Grass !) vers quelques fragments de vérité.

 

Vivre avec l’Histoire, c’est vivre avec l’évolution subjective de sa propre mémoire. Pour l’enrichir, il ne faut surtout pas être l’homme d’un seul livre, mais celui de milliers de témoignages entrecoupés, confrontés. Laisser surgir l’Archive. J’aime passionnément tout cela, parce que les morts revivent. Option métaphysique qui, en soi, n’est pas pour me déplaire. Excellente soirée à tous.

 

Pascal Décaillet

 

Les commentaires sont fermés.