En novembre 1999, j'ai eu la chance d'assister, avec ma fille aînée et quelques amis, dont le regretté Christian Sulser, au dernier concert de Charles Trenet. J'en avais rédigé un compte-rendu pour l'Hebdo. A l'occasion des dix ans de la mort du Fou chantant, j'ai plaisir à republier ce texte.
Salle Pleyel
Trenet, le chanteur du siècle
A 86 ans et demi, le Fou chantant embrase un public en délire. Avec trois vertèbres froissées. Deux heures de grâce. Génie, à l'état pur.
Comment parler de ce concert-là, au fond? Comment dire l'émotion qui fut celle de toute une salle, restituer la grâce de ces instants, la communion de plus de deux mille personnes face au génie d'un homme? Après soixante-cinq ans de carrière, avons-nous assisté, ce samedi 6 novembre, au dernier récital de Charles Trenet? Peu importe: pour nous, il sera le premier, et pour longtemps, le plus fou, le plus riche d'émotions et de souvenirs. Comme si la route enchantée du vingtième siècle s'était offerte à nos mémoires, à l'envers ou à l'endroit, entre lune et soleil, entre Front populaire et aube de l'an 2000.
Etre né en 1913 et pouvoir encore enflammer une salle, toutes générations confondues, tient déjà du prodige. Mais le faire avec trois vertèbres froissées, suite à une rencontre fortuite avec un cycliste, entonner le répertoire le plus primesautier de la chanson française en endurant le martyre, avoir l'élégance extrême de n'en rien montrer, il fallait là une âme noble, l'âme d'un poète. Un prodigieux respect du public, aussi. C'est l'une des leçons de ce spectacle, parmi beaucoup d'autres.
Sur scène, deux pianos à queue (Roger Pouly et Jacques Lalue), et la contrebasse d'Alphonse Masselier. Le micro est dressé pour accueillir le chanteur debout, mais un siège, juste derrière, est prêt. Les lumières s'éteignent, Trenet apparaît, la salle se lève, premières salves d'applaudissements, premier tonnerre. Il est là, vivant, comme au premier jour, comme en 1933, quand il chantait le «Yang-Tse-Kiang» avec Johnny Hess, comme le 25 mars 1938, dans cet inoubliable récital de l'ABC où, devant Cocteau, Max Jacob, Sacha Guitry, Colette, Mireille, Emmanuel Berl, Jean Nohain, le jeune homme aux bouclettes blondes était devenu, l'espace de huit chansons, le Fou chantant, enflammant une génération.
Premières minutes debout, ultime effort pour s'arracher à la pesanteur du sort: «Les choses méchantes s'envolent quand on chante, et les grimaces de la vie, ensemble, on les oublie». Mais, très vite, la douleur revient, et la salle prend peur lorsque la vedette interrompt «Revoir Paris» par un «Je crois qu'il faut que je m'assoie»... Dès lors, pendant deux heures, il chantera assis, feutre mou en main, léger balancement des bras, registre vocal parfaitement intact, subtil et puissant, regard bleu allumé, expressif à en mourir, visible du premier balcon. Fermez les yeux, et vous jureriez qu'il danse et qu'il vole. Un chanteur, c'est une voix. L'aurions-nous oublié?
Minutie d'horloger
A tout hasard, la liste des chansons a été jetée là, à ses pieds, en cas de défaillance de la mémoire. Et ce grand joueur, feignant amnésie et myopie, tente parfois de nous faire croire qu'il a oublié le morceau suivant, n'arrive pas, cloué sur son fauteuil, à en lire le titre. Alors, l'un des pianistes le lui rappelle, en quelques notes, mais Trenet corrige le pianiste, parce que le rythme de la java n'est pas bon, et la salle se calcine de rire. Mais, dans les chansons, nul accroc, nulle fausse note: le spectacle a été rodé à l'extrême. La Folie chantante n'est pas incompatible avec la minutie de l'horloger... «Je ne suis pas encore complètement gâteux», lance-t-il au public. On le croit sans peine.
Et puis, ce spectacle est un mélange, constamment, de chaud et de froid. Que la «Folle complainte» vous tire une larme, avec ses becs d'acétylène, et Trenet, aussitôt, ironisera sur les pleurs «qu'il faut bien forcer un peu». Qu'une dame, dans le public, se félicite «d'être aussi de Narbonne», et notre chanteur se demandera où diable sont donc les Parisiens, si tout le monde vient de sa ville natale. Comme si nulle émotion n'avait droit de cité hors du domaine, parfaitement circonscrit, de la chanson. Mais là, alors, à l'intérieur, tout serait permis; là seraient les vrais enjeux (comme dans le «Jardin extraordinaire»), là pourraient être placées les charges explosives. Chez Trenet, c'est le chant qui est miné, le chant seul, le reste n'importe guère. Ces chants que d'autres générations, n'ayant rien connu de ses mimiques, fredonneront, longtemps après, «en oubliant le nom de l'auteur». Un poète, c'est un style. L'aurions-nous oublié?
Comme à la cueillette
Chanter assis, deux heures, mimer java (celle du Diable) et polka (celle du Roi) en homme-tronc, conjurer cette frustration corporelle par la perfection des mots et des notes, c'était le défi d'un soir de grâce. Au menu, une trentaine de chansons parmi les plus belles («Il y avait», «Mam'zelle Clio», «Douce France», «Débit de l'eau débit de lait», «Mes jeunes années», «La mer», et un «Je t'attendrai à la porte du garage» entonné avec l'accent de Narbonne, ravissant sans doute la compatriote susmentionnée...). Beaucoup de chefs-d'oeuvre absents («Boum», «La dame de Béziers», «Je chante», «Dans les pharmacies», parmi tant d'autres), parce qu'il faut bien choisir. Ainsi, aucune chanson du dernier CD, pourtant superbe, paru ce printemps. Heureux homme, qui part composer son récital comme à la cueillette, laissant plus de fleurs qu'il n'en prend, allant sa vie de chanteur avec l'apparent détachement du promeneur. Quel que soit, dans la vie, l'homme Trenet, il y a quelque chose, dans le personnage de scène, de seigneurial. Brel, Piaf se consumaient à chanter. Trenet, rien ne semble l'affecter, comme s'il était d'un autre monde.
Hommage à l'oeuvre
Ce récital sera-t-il le dernier? Pour un homme qui a commencé ses adieux à la scène en 1965, la question, au fond, n'a plus guère d'importance. Heureux, celui qui se renie, et se renie encore, s'il est paré de dons aussi éclatants. Chanter devant des gens, entrer et sortir de scène, n'est-ce pas apprendre, déjà, à disparaître? Répéter à l'envi le moment qui sera, un jour, celui du vrai départ. Avoir assisté à ce spectacle-là laissera des souvenirs pour une vie. Il y a eu la dernière chanson, («Y a d'la joie»), puis la foudre, interminable, des applaudissements. Un quart d'heure? Vingt minutes? Il y a eu cette dame, qui a jailli sur la scène, s'est emparée du micro, a crié «Charles, reviens!». Mais le Fou chantant n'est pas réapparu. Il est resté dans l'ombre des coulisses. Et la foule a continué, pendant un temps inestimable, à ovationner une salle vide. Et ce moment restera, pour ceux qui étaient là, comme un incroyable hommage à l'oeuvre, au-delà, déjà, de l'homme.
Brel, en peignoir, en 1966, était revenu, pour un ultime salut, sur la scène de l'Olympia. Léo Ferré savait doser ses réapparitions. Charles Trenet a préféré ne pas revenir, nous laissant là, après avoir tout donné, pendant deux heures. Toute l'étendue de son génie.
Pascal Décaillet