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Liberté - Page 47

  • Claude Torracinta, très grand journaliste

     

    Commentaire publié dans GHI - Mercredi 05.06.24

     

    Durant mes longues années à la SSR, je n’ai jamais travaillé avec Claude Torracinta. Il était à la Télévision Suisse Romande (TSR), et moi à la Radio Suisse Romande (RSR). A l’époque, les entités étaient séparées, les lieux différents (TSR Genève, RSR Lausanne), et surtout les deux cultures d’entreprises semblaient aux antipodes. Je suis un homme de radio, Claude était un homme de télévision. Je n’ai jamais été intéressé par le pouvoir hiérarchique, seulement par le pouvoir opérationnel sur une production, domaine dans lequel j’ai été comblé, puisque j’ai longtemps exercé la fonction de producteur d’émission, qui me va comme un gant. Claude adorait le pouvoir tout court, sur de vastes équipes, il en avait l’envie, les dispositions, le talent. On le disait de la gauche sociale-démocrate, j’avais une réputation de droite, tendance Delamuraz. Bref, à première vue, à part une passion commune pour le journalisme, tout nous séparait.

     

    Mais il faut faire confiance à la vie. Elle nous réserve parfois de magnifiques surprises. Lorsque je suis devenu le producteur responsable de l’émission « Genève à Chaud », sur Léman Bleu, il y a 18 ans (2006), j’ai maintes fois fait appel aux lumières intellectuelles de ce Commandeur en retraite pour venir dans l’émission, comme invité. Sur la politique française (il connaissait par cœur l’Histoire de ce pays depuis la Révolution), sur l’Europe, et même sur la politique suisse, qui a toujours été ma spécialité. Ce retraité majestueux, à la chevelure de jeune homme, aux qualités intellectuelles totalement intactes, est venu tant de fois à l’arraché (je l’appelais quelques heures avant). Pour cette petite chaîne régionale naissante, il avait de l’affection, et nous aussi pour lui. Je le dis aujourd’hui, alors qu’il vient de nous quitter à l’âge de 89 ans, ce fut pour moi un honneur et un bonheur de monter tous ces éclairages à deux voix avec un tel professionnel. Nous nous mettions d’accord, en moins d’une minute, sur un ou deux angles d’approche, sans rien écrire, et c’était parti, en impro, pour de riches et belles conversations. Un bonheur, oui, dans l’ordre professionnel.

     

    Aujourd’hui, je veux dire ma tristesse, ainsi bien sûr que ma sympathie à tous ses proches. Le legs de Claude Torracinta est immense, à commencer par la grande aventure de Temps présent, émission fondée en 1969 : 55 ans plus tard, elle est encore là ! Quasiment l’âge du journal que vous tenez entre les mains ! Il faut rendre hommage aux émissions qui durent, aux journaux qui durent, aux entreprises qui durent, et cesser de se pâmer devant la première « start-up » : qu’elle fasse d’abord ses preuves, plusieurs années, et on parlera d’elle ! Car une émission, une entreprise, une chaîne TV ou radio, c’est d’abord du désir, de l’effort, du sacrifice, de la passion. A quoi s’ajoute, croyez-moi, une métronomique discipline pour l’intendance. Claude Torracinta avait compris tout cela. Il mérite l’hommage de la Suisse romande.

     

    Pascal Décaillet

     

  • La grande leçon de l'Affaire Fischer

     
    Sur le vif - Mardi 04.06.24 - 15.24h
     
     
    La leçon de l'Affaire Fischer ? Elle est simple : que tu sois journaliste, citoyenne, citoyen, ou simple observateur avide de comprendre, méfie-toi du pouvoir. De tout pouvoir, d'où qu'il vienne ! Politique, bien sûr. Mais aussi économique. Et bien sûr médiatique.
     
    Méfie-toi de toute personne qui prétend te parler d'autorité. Non qu'elle soit là, par essence, pour te tromper. Mais du seul fait que, d'en-haut, comme un prélat en chaire, elle pérore.
     
    Méfie-toi des exécutifs. Méfie-toi des ministres. Méfie-toi de leurs conseillers. Méfie-toi, comme de la peste, de leurs "communicants". Méfie-toi de leurs sourires, de leurs fausses complicités. Méfie-toi des approches de cocktails. Méfie-toi, plus que tout, des ineffables "conférences de presse", qui sont toujours affirmation et monstration liturgique d'un pouvoir.
     
    Il fallait se méfier, on le sait aujourd'hui, de certains actes de Mme Fischer. C'est bien, après coup, de le savoir, c'est mieux que rien. Mais il fallait surtout, sur le moment, comme l'ont fait Jérémy Seydoux et les équipes de Léman Bleu, tenir le morceau, ne pas le lâcher.
     
    La grande leçon de l'Affaire Fischer, c'est de s'intéresser aujourd'hui, hic et nunc, à ceux, si souriants, qui exercent le pouvoir. De la Mairie de Genève au Conseil d'Etat, se méfier. Non qu'il soient tous des trompeurs, ne tombons pas dans ce travers. Mais, si on est journaliste, ou citoyenne, ou citoyen, ou simple observateur avide de comprendre, ils ne sont pas nos amis. Ils ne sont certes pas nécessairement nos ennemis, mais ils ne sont pas nos amis.
     
    La grande leçon de l'Affaire Fischer, c'est que tout pouvoir porte en lui la noirceur d'une malédiction, celle qui porte à en abuser. Nul n'y échappe. Ni homme, ni femme, ni gauche, ni droite, et surtout pas les gentils. Et surtout pas les cajoleurs d'apéritifs. Et surtout pas les mondains. Et surtout pas les endormeurs.
     
    La grande leçon de l'Affaire Fischer, c'est d'exercer son sens critique. En commençant par le pire de tout : ses propres amis.
     
     
    Pascal Décaillet

  • Pourquoi Kafka ?

     
    Sur le vif - Lundi 03.06.24 - 15.43h
     
     
    Pourquoi Kafka ? Pourquoi, entre 1883 et 1924, une telle comète dans la littérature de langue allemande ? Pourquoi lui ? Pourquoi cette écriture, si dense, si grave, pourtant si légère, comme un pas-de-deux, où se mêleraient la rupture et la grâce, l'inattendu, le surgissement, l'omniprésence de la mort ?
     
    Le secret de Kafka, qui nous quittait il y a cent ans aujourd'hui (3 juin 1924), c'est bien là qu'il réside : dans cette magie de chaque syllabe, au service d'un récit déroutant. Tu crois poindre le sens de l'histoire, à chaque détour de phrase, tu peux déjà oublier. Mort l'année du surréalisme, mort délivré de toute appartenance, mort sans vouloir que ton oeuvre te survive. Mort, à la manière de Lazare : à travers tout lecteur un peu sensible à la langue, au rythme, à l'écriture, tu te lèves, Franz le Magicien, toi le mort du 3 juin 1924, et tu marches.
     
    Franz Kafka, Thomas Mann : les deux plus grands narrateurs de la littérature de langue allemande, au vingtième siècle. L'homme de Prague, l'homme de Lübeck. Celui qui prend le temps, à travers une syntaxe d'une incomparable saveur, complexe, précise, médicale. Et puis l'autre, l'homme de Prague, aux lectures bibliques, Kabbale et Talmud, ce qui t'arrive et ne dépend pas de toi, ce qui te heurte, fragments de destin, ce qui ressemble à une vengeance divine. Pour quel acte, quel crime, qui serait tiens ?
     
    Chez Kafka, des traces de littérature fantastique, jamais d'appartenance, jamais d'étiquette. Des traces, comme chez Ovide, comme dans l'Ancien Testament. Des traces, pas plus, parce qu'au centre, c'est l'incertitude de la condition humaine, pas la monstruosité du ciel. On peut être fou, à lier, de cette écriture-là, sans pour autant adhérer au récit, à ce qui est raconté : comme en telle prière pour les morts, tel précepte jeté aux vivants, tel panneau d'interdiction à l'orée d'une forêt, le frisson surgit des mots, leur musique, leur cortège dans la phrase. Pour aller où ?
     
    Je vous recommande de lire Kafka en allemand, parce qu'il a sublimé cette langue comme peu d'autres. Thomas Mann, oui, pour la profondeur d'approche, la précision médicale du diagnostic, le balancé diabolique de la phrase. Bertolt Brecht, pour l'invention verbale au détour de chaque mot. Martin Luther, parce qu'à chaque étape de sa traduction de la Bible (1522), il invente la langue allemande, tout simplement.
     
     
     
    Pascal Décaillet