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Liberté - Page 209

  • Un art, pas une science

     
    Sur le vif - Dimanche 21.08.22 - 15.49h
     
     
    Avec grand fracas, tambours et trompettes, le DIP nous annonce qu'il va s'occuper, cette année, de 80'000 élèves. Il semble s'en réjouir : regardez comme nous sommes forts, notre système est puissant, notre machine est capable de se déployer à l'échelle industrielle. Les roues dentées, Charlot, les Temps modernes.
     
    Mais ça rime à quoi, ce triomphe du quantitatif ? 80'000 élèves, pour un Canton d'un demi-million d'habitants, la proportion est gigantesque. On veut quoi ? Un objectif d'un élève pour quatre habitants ? Pour trois ? Et cette "formation obligatoire jusqu'à 18 ans", nouvelle Constitution oblige, ça rime à quoi ? Prolonger la durée scolaire pour des jeunes qui n'ont ni envies, ni aptitudes ? Infantiliser plus longtemps l'adolescent ? Donner à la société l'illusion de garanties plus solides pour que les jeunes puissent affronter les rudesses de la vie ?
     
    L'école est un miracle. Ce qu'il y a de plus beau dans une société humaine. Parce que des humains transmettent à d'autres, plus jeunes, des connaissances, des passions. Ca passe par la qualité d'une voix, oui au sens physique. Par celle d'une élocution, d'une puissance de conviction. Par une extrême attention les uns aux autres. J'ai passionnément aimé l'école, je lui dois tout. Je me souviens de tous mes maîtres. Je pense évidemment, chaque fois, à l'inoubliable passage de Péguy, Notre Jeunesse, Cahiers de la Quinzaine, 1913.
     
    Réduire au quantitatif les ambitions de l'école, c'est dénaturer le miracle de la transmission. L'enseignement n'est absolument pas une science, il est un art. Il y a des profs doués, d'autres le sont moins, c'est aussi simple que cela. La maîtrise du sujet. La voix. Les chemins de la captation, la ruse, l'humour, l'enthousiasme. Un art, pas une science.
     
    A tous ceux qui prennent ou reprennent demain, allez disons à l'armée des 80.000, j'adresse mes voeux. Pour qu'il soient heureux les uns avec les autres. Heureux d'en découdre avec la connaissance. Réussir cela n'a rien d'une science. C'est un art.
     
     
    Pascal Décaillet

  • Quelque part, dans le sépulcre noir des océans

     
    Sur le vif - Mercredi 17.08.22 - 09.10h
     
     
    Une poignée de jeunes Allemands, dans un espace extraordinairement clos. Trois heures de film, à vous couper le souffle. En apprenant, ce matin, le décès de Wolfgang Petersen (1941-2022), se presse dans ma mémoire la foule de ces images, ces visages de sous-mariniers, ces angoisses, ces silences, ces attentes à l'approche du navire ennemi. Ce film, l'un des plus grands de l'Histoire du cinéma, c'est Das Boot (1981), le journal de bord d'un sous-marin allemand, en 1941, dans les eaux de l'Atlantique-Nord.
     
    Le film est un chef d’œuvre. D'abord, c'est la reconstitution la plus saisissante du quotidien à l'intérieur d'un U-Boot de la Seconde Guerre mondiale, jamais réalisée. D'innombrables sous-mariniers, encore vivants en 1981 (un an après le décès du Grand-Amiral Karl Dönitz), l'avaient reconnu. Tout est conforme au vécu de l'époque, la salle des machines, les appareils, le périscope, les lance-torpilles, l’exiguïté saisissante, mais aussi les sons, la musique, les communications radio, les costumes.
     
    Alors oui, on peut se contenter de décrypter le film à la seule lumière du réel, et se dire "Tout est juste". Les acteurs sont époustouflants, à commencer par "Der Alte", le Commandant, Jürgen Prochnow. L'historien de la Kriegsmarine placera l'oeuvre de Wolfgang Petersen (d'après le roman de Lothar-Günther Buchheim) dans l'extraordinaire saga de la Kriegsmarine, héritière immédiate de la Kaiserliche Marine et de son fondateur Alfred von Tirpitz (1849-1930), l'homme qui crée sous Bismarck, puis commande entre 1914 et 1916, la machine de guerre navale prétendant rivaliser avec la Royal Navy, d'abord en Mer du Nord et en Baltique, plus tard dans l'Atlantique.
     
    Dans cette épopée, celle des U-Boote. Le premier apparaît en 1906, ils sont 28 en 1914, ils seront 375 pendant la Seconde Guerre mondiale. Allez voir le remarquable Musée de la Marine à Hambourg (je l'ai visité en 2019, avec mon épouse) : l'étage consacré aux U-Boote est saisissant. J'en avais vu un en juillet 1968, avec mon père, dans le port de Hambourg : l'intérieur est une boîte de sardines. Le génie de Wolfgang Petersen, c'est d'avoir restitué les angoisses de ce huis-clos. Inutile de dire que les passionnés de la guerre sous-marine connaissent personnellement, par leur nom, les 375 U-Boote de la Seconde Guerre mondiale. 229 ont été perdus, et 40% des hommes d'équipage, officiers et sous-mariniers, sont morts au combat. C'est le taux le plus important au sein de toutes les forces allemandes en action, Kriegsmarine, Wehrmacht, Luftwaffe, confondues.
     
    Ca, c'est le fond historique du film de Wolfgang Petersen. Les U-Boote ne sont pas apparus par hasard sur le théâtre des opérations en Baltique et en Mer du Nord. Il fallait, dès la fin du 19ème siècle, rivaliser avec l'Anglais, rattraper le retard pris face à la Royal Navy, dont l'un des Premiers Lords les plus actifs au 20ème siècle, un certain Winston Churchill, ne cessera de commander de nouvelles pièces, faire évoluer les techniques. Le Bataille du Jutland (31 mai et 1er juin 1916) constituera l'apogée de cette rivalité. Nombre de combats, de duels notamment, de la Seconde Guerre mondiale, sont des comptes très précis à régler, de bâtiment à bâtiment, par rapport à des pertes de la Grande Guerre. Les marins n'oublient jamais.
     
    Mais le film de Petersen présente d'autres vertus que celles de la seule exactitude historique. Il est une Odyssée. Et la figure du Vieux, le Commandant, n'est pas sans rappeler les mille tours d'Ulysse, entouré de ses compagnons, qu'il perdra les uns après les autres. Au plus profond de l'Atlantique-Nord, ces gamins égarés dans une folle aventure rêvent de retrouver l'Allemagne, c'est leur Ithaque, leur Pénélope. Sur des couchettes de maison de poupée, serrés comme des harengs, ils lisent et relisent les lettres des filles qu'ils ont laissées, là-bas, à terre. Ils contemplent les photos. Mais ces mêmes jeunes hommes rêvent aussi d'en découdre. Alors, on guette le navire anglais. La Royal Navy, ça n'est pas rien : depuis des siècles, elle domine les mers du monde. On attend. On s'approche en silence. On écoute son coeur palpiter. Soit on torpille l'ennemi, soit c'est la même mort, abominable, pour soi-même, dans le sépulcre noir des océans.
     
    Alors voilà. Je vous encourage à voir et revoir ce film. Il y a de l'Homère, du Moby-Dick, et du Kubrick (celui de l'Odyssée de l'Espace) dans cette oeuvre-là. Il y a des hommes magnifiques. Habités par la peur. L'angoisse. La solitude. L'aventure, au sens étrangement ambigu de ce supin : ce qui peut advenir, se passera en effet, ou non. N'est-ce pas, au fond des mers ou dans celui de nos âmes, le lot de tout humain, face au destin ?
     
     
    Pascal Décaillet
     

  • Jaccottet, Beethoven, Schubert : derniers soupirs, dernières notes

     
    Sur le vif - Mardi 09.08.22 - 01.36h
     
     
    Depuis des années, chaque début août, je vous parle du Festival du Toûno, à Saint-Luc, où se mêlent avec un rare bonheur la voix humaine et les notes de musique. Le Toûno, dès les premières éditions, c'est une affaire de passion, un pari sur l'intelligence et sur la sensibilité, une polyphonie sur les hauteurs.
     
    Là, nous sommes en pleine nuit. Je reviens à l'instant de Saint-Luc, nous sommes redescendus dans la grande vallée, puis remontés de l'autre côté, tout sonores, tout vibrants. Quelque chose de fort s'est produit. La Clarté Notre-Dame, dernier texte de Philippe Jaccottet, qui nous quittait il y a dix-huit mois à Grignan (nous sommes allés voir sa tombe, à Pâques, avec mon épouse). Puis, le dernier quatuor de Beethoven. Puis, celui de Schubert. Dans ces trois moments bouleversants, l'approche de la mort, oui. Mais l'intensité de la vie. Lumière. Énergie. Pulsations. Ruptures de rythme. La vie, malgré tout.
     
    La Clarté Notre-Dame, lue par Caroline Gasser, Christian Robert-Charrue, Claude Vuillemin. Trois tessitures qui se répondent, sur un texte d'exception, par sa simplicité, sa lucidité, sa vitalité. Un texte sur la mort. Un texte sur la vie. Présence des arbres, des vergers, ouverture finale sur Hölderlin, dont Jaccottet est l'un des grands traducteurs. Le poète chemine vers le terme, et jamais sa présence au monde n'est aussi intense.
     
    Le coup de génie du Toûno 2022, c'est de faire suivre cette Clarté Notre-Dame des derniers quatuors de Beethoven, puis Schubert. L'un et l'autre sortis à Vienne en 1826, à quelques jours d'intervalle. Beethoven meurt l'année suivante, à 57 ans. Schubert, deux ans plus tard, à 31 ans.
     
    Sur les derniers quatuors de Beethoven, tout a été dit : nous sommes là dans l'un des surgissements les plus géniaux de l'Histoire de la musique. Cent ans d'avance sur l'époque, on croirait entendre du Bartók. Là, c'était le tout dernier, Quatuor opus 135 en Fa Majeur, avec un troisième mouvement, Lento assai, cantante e tranquillo, qui vous saisit l'âme et le corps, vous crispe et vous libère, vous essouffle et vous emplit, c'est physique, c'est viscéral, c'est du sang qui se fige et repart, poussé plus loin. C'est un corps qui se bat pour la vie.
     
    Je connais ces ultimes quatuors de Beethoven depuis l'adolescence, leur rôle de rupture et de prémonition dans l'Histoire de la musique, mais là, ce soir à Saint-Luc, le Quatuor Terpsycordes nous en a offert une interprétation inoubliable. Le public était saisi, transi. Girolamo Bottiglieri, violon. Raya Raytcheva, violon. Caroline Cohen-Adad, alto. Florestan Darbellay, violoncelle.
     
    Et puis, il y a cet homme de 29 ans, Franz Schubert, qui, deux ans avant sa mort, nous livre ce fracas testamentaire, son Quatuor D 887 en Sol Majeur. Là aussi, c'est physique. La vie qui bat. La vie qui va.
     
    Jaccottet, Beethoven, Schubert : quand la vie convoque la mort, et lui dit : "Tu auras peut-être le dernier mot. Mais nous, nous aurons eu les derniers soupirs, les dernières notes".
     
     
    Pascal Décaillet