Liberté - Page 159
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Ukraine : la lucidité, pas la morale !
Sur le vif - Vendredi 24.02.23 - 10.03hDe deux choses, l'une.Ou bien on parle humanitaire, et alors il est évident qu'il faut aider les victimes de la guerre, de toute guerre. C'est l'une des cartes maîtresses de la Suisse, pôle de compétence mondial en la matière.Ou bien on parle politique. Dans ce second cas, on s'abstiendra de tout jugement moral. On tentera, comme l'historien grec Thucydide dans sa Guerre du Péloponnèse, écrite il y a 25 siècles, d'établir avec rigueur et exactitude les chaînes de causes et de conséquences. Pourquoi tel groupe humain, tel pays, telle nation, fait-il la guerre à un autre ?Pourquoi cette guerre en Ukraine ? Bien sûr, il y a ce contentieux millénaire entre l'influence russe et le tropisme européen de la partie occidentale du pays. En fonction des époques, les uns dominent, puis les autres. Le flux, le reflux. Ainsi, l'influence germanique sur les pays slaves, proches de la Baltique, depuis mille ans.Toujours, on tombera sur des intérêts économiques et commerciaux. Maîtrise des matières premières, sidérurgie, sont à considérer, depuis l'Antiquité, comme des clefs de lecture autrement plus performantes que se rallier à la propagande de tel ou tel camp.Que nous raconte Thucydide ? En soi, l'objet de son discours est austère, lointain, dénué de tout intérêt concernant pour un lecteur d'aujourd'hui, deux millénaires et demi plus tard : il nous raconte la lutte des Cités grecques, les unes affiliées à Sparte, les autres à Athènes. Son style est sobre et dense, il ne joue sur un aucun effet, il examine, il décortique.Pourquoi son oeuvre est-elle géniale ? Il prend chaque événement, y compris infinitésimal, et le reporte sur un projet d'ensemble : impérialisme économique d'Athènes, ou de Sparte. Il nous décrit comment les séditions sont montées froidement, on se croirait presque à la CIA ou chez M. Kissinger, en septembre 1973, quand ces Messieurs s'occupent du Chili de Salvador Allende.Ainsi procède Thucydide. Un jeu exceptionnel de dévoilement des apparences, des discours de propagande, des idéologies, pour mettre à nu la vérité crue de la domination économique. C'est en cela qu'il est immense, par sa méthode.Dans l'affaire ukrainienne, ou plutôt dans le cheminement en influence des Etats-Unis en Europe centrale et orientale, depuis la chute du Mur, nous avons tous besoin du regard de Thucydide. Oublions les discours de propagande, ils en font tous, les gentils comme les méchants, tout belligérant en use, depuis la nuit des temps. Regardons les faits. Ces dizaines de milliards d'armement massés en Ukraine, quelle autre guerre nous préparent-ils ? Quel impérialisme mondial, implanté depuis 80 ans (Sicile, puis Italie, 1943) sur territoire européen, sert-il ? De quelle politique d'expansion à l'Est, depuis 1989, sont-ils l'accomplissement ? Comment cette puissance mondiale, extra-continentale, utilise-t-elle ses "alliés", France et Allemagne, pour une future guerre qui n'est absolument pas la leur, mais la sienne ? Comment les amène-t-elle à la financer, eux, cette future guerre ?Une partie de l'Europe, notre continent, est en guerre. Compassion pour les victimes, certes. Mais lucidité intellectuelle. Froideur absolue, dès qu'il s'agit de politique. Évacuation de la morale, toujours teintée de la propagande d'un camp, au profit de l'analyse, de la mise en perspective historique, de la recherche des causes économiques, commerciales et financières.Nous avons besoin d'esprits cultivés, passionnés par les langues et l'Histoire des peuples, analystes, lucides. Pas de donneurs de leçons. Encore moins, de moralistes.Pascal Décaillet -
Pour l'ultralibéralisme, allez voir chez la ministre Verte !
Sur le vif - Jeudi 23.02.23 - 10.52h"Une bonne nouvelle" : les propos tenus ce matin, dans la TG, par la ministre genevoise de l’Économie, pour qualifier l'explosion (les chiffres sont là) du nombre de frontaliers, sont proprement hallucinants.On croirait lire les paroles d'un ultra-libéral des grandes années, 1995 à 2008, celles du profit à tout prix, et peu importent les peuples, les identités nationales, les frontières.Il ne s'agit pas ici de nier la nécessité du recours genevois aux travailleurs transfrontaliers. Ni de nourrir la moindre animosité à leur égard. Il ne s'agit pas des personnes. Non. Il s'agit de tenter de comprendre la manière dont cette ministre envisage l'économie, le rôle de l'argent. Il s'agit de cerner son rapport, comme femme politique, au monde du profit.Où place-t-elle les limites ? En pose-t-elle, seulement ? Autant son collègue Vert a pu, cette législature, surprendre en bien par ses mises en cause de l'expansion à tout prix, de la croissance illimitée, autant la ministre donne l'impression de s'embarquer, avec les ultra-libéraux, dans un voyage sans retour. 2001, l'Odyssée de l'Espace . Le pouvoir aux robots. L'homme ne contrôle plus la machine.Il faut que cette ministre s'inscrive d'urgence au parti libéral. Dans ses composantes zurichoises, entendez ultra, les gens du Livre Blanc, la croissance sans entraves, les frontières à la poubelle, et tant pis pour les souffrances des résidents genevois, ceux qui chôment, ceux qu'on assiste, les grands oubliés de l'expansion sans limites.La notion de préférence cantonale, d'abord méprisée par les fatigues patriciennes, certains entrepreneurs trop pressés, et une gauche inculte sur la dimension nationale et patriotique de la citoyenneté, a pourtant progressé, ces quinze dernières années. Et voilà, après ces louables efforts, qu'une ministre Verte vient en bafouer le principe, au nom de l'opportunité d'enrichissement général, par un ruissellement cher au théoriciens de la gauche.En matière de mobilité, Genève étouffe. Les mouvements transfrontaliers y sont pour beaucoup. On pensait qu'une ministre Verte aurait pu, peut-être, s'en émouvoir. On peine à trouver chez elle la moindre compassion pour le résident genevois, celui de la Ville par exemple, qui a besoin de son véhicule pour ses déplacements au sein de la ceinture urbaine, et que le délire de l'actuel ministre des Transports veut pousser dans le flux périphérique pour aller d'un point à l'autre de la Ville, sans le moindre traitement préférentiel pour son statut de citoyen, de contribuable de la Ville et du Canton, juste là pour la saignée fiscale, engraisser un Etat tentaculaire. C'est cela, la conception de gauche du "ruissellement", à Genève.Ce que je viens d'écrire, vous le trouverez sous ma plume, et nulle part ailleurs, chez mes confrères. La TG analyse bien les situations, mais demeure toujours d'une effrayante timidité lorsqu'elle signe des commentaires politiques. Le Temps est devenu le catastrophique vecteur des bobos nantis, atlantistes, européistes. La RTS est inexistante sur le plan du commentaire politique. Les journalistes, dans leur écrasante majorité, sont devenus des auxiliaires du pouvoir. Ils ne l'ont pas toujours été. Il s'est donc passé quelque chose, depuis la chute du Mur de Berlin, pour que la situation prenne cette tournure. Une monstrueuse uniformisation de esprits. L'Oncle Sam est passé par là. La paresse intellectuelle, aussi.Ce que vous venez de lire ici, sous ma plume, s'appelle un commentaire politique. Avec une prise de parti. Un risque éditorial. L'engagement d'un homme, dans la Cité. Chacun de nous en a le droit. Toutes les citoyennes, tous les citoyens. C'est cela, la liberté d'expression. C'est cela, la démocratie.Pascal Décaillet -
La gauche, la droite : plus vives que jamais !
Commentaire publié dans GHI - Mercredi 22.02.23
Ils sont nombreux, les nouveaux partis, et même certains sortants, à nous décrire comme archaïque, dépassée, ringarde, la vieille bipolarité entre la droite et la gauche. Après deux siècles de loyaux services, ce binôme n’aurait plus lieu d’être, il représenterait des visions du monde révolues, il serait urgent de lui substituer une dramaturgie politique fondée sur la « concertation », « l’écoute de l’autre », la « recherche de solutions ». Bref, un univers merveilleux, surgi de Merlin l’Enchanteur, où se conjugueraient les qualités du diplomate, du mélomane et de l’amateur d’algèbre. Un monde idéal. Un paradis des bobos.
La réalité politique, économique et sociale, à Genève, en ce printemps 2023, est singulièrement différente. Pour le dire d’un mot, jamais la gauche et la droite n’ont été aussi vivantes, ni aussi fondamentalement opposées l’une à l’autre. Il faudrait certes dire « les gauches, les droites », vous connaissez ma passion pour toutes les nuances de l’Histoire politique. Mais il n’est pas faux, non plus, de constater, à l’intérieur des deux camps, dans les grands moments, face aux défis qui comptent, des facultés à se regrouper.
Regardez les votes du Grand Conseil, soit en plénum, soit (mieux encore) en commissions. Celle des Finances par exemple, qui, chaque mercredi, nous informe (avec une louable transparence) du détail des votes sur les ineffables « crédits complémentaires », véritables rallonges budgétaires constamment demandées par le Conseil d’Etat, et la plupart du temps accordées par quinze roitelets qui se tiennent par la barbichette. Eh bien, ce sont toujours des votes frontaux entre la droite et la gauche. Tout au plus certaines formations illisibles font-elles pencher la balance, lorsqu’il s’agit, par exemple, de cajoler leur clientèle électorale de fonctionnaires.
Et puis, prenons les grands sujets, ceux qui comptent, ceux qui touchent la vraie vie des gens, et pas juste d’infimes minorités, mise en avant par les wokes, les chercheurs en sciences sociales, les universitaires totalement déracinés du réel. Prenons donc les finances. Les PME. Les classes moyennes. La fiscalité. La santé publique. L’éducation et la formation. Le pouvoir d’achat. Sur ces questions majeures, non seulement la gauche et la droite existent plus que jamais, mais se combattent frontalement depuis des années, à Genève. On voit mal en fonction de quel tour de passe-passe ce choc des idées (fort salutaire, dans une démocratie) devrait, au soir du 2 avril, céder la place aux bisounours du grand Marais centriste.
Plus globalement, nous sommes entrés dans un monde où les fronts s’observent, et se parlent de moins en moins : guerre en Ukraine, promesses d’Apocalypse climatique, de chaque côté on se fige, on se rejette. Le temps du dialogue est peut-être derrière nous. Celui des choix clairs, celui d’un camp contre un autre, est tout, sauf révolu. Ceux qui aiment l’affrontement s’en réjouiront. Les enfants du Marais iront se lamentant.
Pascal Décaillet