Sur le vif - Mardi 06.05.25 - 08.55h
Le 8 mai 1945, après six ans d'une guerre qu'elle a menée sur tous les fronts, l'Allemagne est détruite, comme jamais depuis 1648, la fin de la Guerre de Trente Ans. Sur cette première des deux destructions des Allemagnes, lire absolument l'éblouissant Simplicius Simplicissimus, publié en 1668 par Hans Jakob Christoffel von Grimmelshausen (1622-1676), tableau saisissant d'une forme d'errance picaresque sur fond d'anéantissement. Lire aussi Günter Grass (notamment Ein weites Feld), bien sûr, qui doit tant à Grimmelshausen sur la tournure baroque du récit et l'invention des mots.
1648, 1945. A trois siècles d'intervalle, l'Allemagne, année zéro. Il y a tant à dire (j'ai commencé à m'y employer, dans les premiers épisodes de ma Série) sur le rapport des Allemands à la ruine, totalement sublimé dans leur relation à la Grèce antique à la fin du 18ème siècle. J'étais à Lübeck, avec ma famille, retour du Cap Nord, en juillet 1968, la ville de Thomas Mann et de Willy Brandt. Nous visitions une église de briques rouges. Sur la façade, il avait des trous creusés par des boulets de canons. 1945, avais-demandé au guide ? Il m'avait fait cette réponse surréaliste : "Oui. Ou peut-être la Guerre de Trente Ans" ! Une incertitude de trois siècles ! C'était l'un ou l'autre, mais en tout cas ni la Guerre de Sept Ans (1756-1663), ni les guerres napoléoniennes, ni celles de l'Unification, ni celle de 1870, ni celle de 14-18. Les deux grands traumatismes physiques du patrimoine allemand, et eux-seuls, avaient été invoqués.
Le 8 mai 1945, c'est l'Allemagne, année zéro. Les villes sont détruites. Le régime mortifère, en place depuis douze ans, responsable des six millions de morts de la Shoah, s'effondre. Le pays est occupé par quatre puissances. Quatre ans plus tard, il sera divisé en deux, pour quatre décennies. Dans toute l'Europe, l'Allemagne est honnie.
Et pourtant, ce 8 mai 1945, dans la continuité de l'Histoire allemande, n'est pas la pire des dates. Tenez, comparons-la avec le 11 novembre 1918. Ce jour-là, deux jours après la Révolution du 9 novembre (événement autrement important), l'Allemagne signe un armistice. Ce dernier n'est pas un capitulation, il arrête juste le font, à midi, sur territoire français. Nulle portion de territoire allemand n'est occupée. Nulle ville n'est détruite, alors que l'Est de la France est exsangue. Les troupes allemandes rentrent chez elles, la fleur au fusil. Ce qui fera terriblement mal, sept mois plus tard, ce sera Versailles, avec les conditions dantesques dictées, notamment, par Clemenceau. La suite, née du besoin de revanche du peuple allemand suite à la sévérité des "Réparations", on la connaît.
J'ai discuté des centaines d'heures, en Allemagne, avec des Allemands ayant vécu le 8 mai 1945. "C'était dur, bien sûr, mais nous avions été vaincus, il fallait passer par là". Au fond, ni plainte, ni repentance. Tous évoquent l'enthousiasme et la rapidité des années de reconstruction, la prospérité retrouvée dès le milieu des années 50, la continuité de l'industrie (qui reste en mains allemandes, notamment celles des grandes familles), la conscience de redevenir, ou plutôt continuer à être, la première puissance économique d'Europe.
A l'Est non plus, ni plainte, ni repentance. Pas de liberté politique, mais la construction d'une nation forte, solidaire, sociale, sur des principes au fond plus prussiens, et à bien des égards plus kantiens, que marxistes. Vous connaissez mon attachement à la DDR. Son Histoire, dégagée de la propagande américaine et capitaliste qui n'a cessé de la caricaturer, demeure à écrire.
Alors, au fond, le 8 mai 1945, pour l'Allemagne ? Une défaite, bien sûr. Mais dans une Allemagne, année zéro, qui n'a d'apocalyptique que les apparences. Une Allemagne qui garde toute son énergie (et elle demeure immense, malgré le revers des armes), pour se reconstruire. Une défaite, oui, grave, incontestable. Mais au fond, si on veut bien la lire dans la continuité diachronique de l'Histoire allemande, la date du 8 mai 1945, pour les Allemagnes, constitue, comme au Tour de France, tout au plus une défaite d'étape.
Pascal Décaillet