Sur le vif - Vendredi 16.06.17 - 18.53h
Il est d’usage de dire qu’Helmut Kohl était un géant. Au pays des Frères Grimm, des Contes, enraciné dans des milliers de légendes médiévales, celles que le Sturm und Drang exhumera après l’Aufklärung, à la fin du 18ème siècle, un géant ça compte. Ça parle au cœur des Allemands, à leur imagination. Ça peut être quelque chose de terrifiant, comme le Roi des Aulnes, Erlkönig, mangeur d’enfants, ou au contraire de très rassurant. Alors, allons-y pour le géant. Helmut Kohl était aussi un catholique. Et il était un Rhénan. Les deux mots à retenir pour l’ancrer dans une filiation historique. Le grand Willy Brandt, natif (comme Thomas Mann) de Lübeck, était un Hanséatique, le regard tourné vers l’Est. Kohl, un Rhénan.
J’ajoute qu’il était un Palatin. Région proche de la France, mais ayant subi sous Louis XIV le plus atroce des traitements. La Rhénanie-Palatinat, fleuron d’Empire, où le futur Chancelier voit le jour le 3 avril 1930, sous la République de Weimar, trois ans avant l’arrivée d’Hitler, respire le catholicisme allemand, le Zentrum bismarckien, le lien millénaire avec Rome, le souvenir des légions, des centaines d’églises. C’est une région peut-être plus européenne que proprement allemande. Willy Brandt, qui s’agenouille à Varsovie en décembre 1970, est tourné vers l’Est, Helmut Kohl vers l’Ouest. Ses affinités avec François Mitterrand ne seront pas feintes, c’est une vraie amitié, le géant Kohl verse des larmes aux funérailles du Président français, en janvier 1996.
Les deux grands chanceliers CDU de l’après-guerre sont Konrad Adenauer (1949-1963) et Helmut Kohl (1982-1998). Les deux sont catholiques, les deux sont Rhénans, les deux sont tournés vers la France. Willy Brandt, lui, n’aura aucun de ces attributs : c’est un Allemand de la Baltique, habité par la reconstruction, à l’Est, d’une entreprise d’une incroyable puissance, lancée au milieu du 18ème siècle par le Roi de Prusse Frédéric II. Il faut de tout pour façonner le destin allemand : des catholiques, de protestants, des Rhénans, des Baltes, des Frédéric II, des Bismarck, des Willy Brandt, des Helmut Schmidt, des Helmut Kohl. C’est l’addition de ces différences, nourrie de la prodigieuse diversité des Allemagnes, qui creuse, scelle et façonne le chemin de reconstruction du pays, depuis Frédéric, après la totale destruction de 1648, lisez Grimmelshausen, Simplicius, vous saisirez.
Helmut Kohl est mort très seul, dans sa ville natale de Ludwigshafen, à l’âge de 87 ans, ayant connu la fin de la République de Weimar, l’intégralité du Troisième Reich, l’Année Zéro (1945), la reconstruction, les Glorieuses économiques, puis (comme forgeron) la réunification. Après son départ, en 1998, il y avait eu cette affaire de caisses noires, le décès de son épouse, les amis s’étaient éloignés, la vie n’est pas toujours facile.
Je ne vous raconterai pas ici la réunification (1989-1990), vous connaissez tout cela. Oui, Helmut Kohl en fut l’artisan. Oui, il a su saisir, avec une rare intuition, ce que la langue grecque appelle le « kairos », le moment opportun, oui il a mené l’affaire au pas de charge, il a injecté des milliards de Deutschemarks. Soyons clairs : ce qu’on appelle « réunification », avec la béatitude occidentale qui est nôtre, fut en réalité la pure et simple absorption de la DDR par une Allemagne de l’Ouest opulente, insolente, souvent arrogante et méprisante face aux gens de l’Est, ces Allemands de Saxe et de Prusse tombés sous occupation soviétique, en 1945. Lentement mais sûrement, l’Histoire entreprendra de ré-écrire tout cela, rendant justice aux uns, soulignant la superbe des autres.
Je n’aborderai pas ici la question des Balkans. Je me contenterai de rappeler que Kohl s’est comporté, en contribuant à démembrer l’ex-Yougoslavie, n’apportant son soutien qu’aux anciens dominions des tutelles germaniques, diabolisant les autres, engageant ses services secrets dans l’affaire du Kosovo, en suzerain de Saint-Empire, davantage qu’en digne successeur de Willy Brandt et Helmut Schmidt. Je n’aborderai pas non plus la question européenne, où le défunt chancelier a surtout, comme aujourd’hui Mme Merkel, joué la carte économique allemande sous le paravent du pavillon bleuté aux douze étoiles d’or. Mais il avait le sens du symbole : nul n'oublie sa main dans celle de Mitterrand, à Verdun.
Reste qu’un géant nous quitte, ce soir. Physiquement, c’est certain. Pour le reste, j’invite l’Histoire, la décantation du temps, la relecture critique à faire leur œuvre. Mais enfin, une chose est sûre : en novembre 1989, alors que rien n’était certain, un homme a su saisir l’occasion, le "kairos". Dans la tradition du grand Bismarck, il a sonné la charge dans la parfaite exactitude du moment opportun. C’est assurément un très grand Allemand qui nous quitte, ce soir.
Pascal Décaillet