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  • Série Allemagne - No 24 - 1945 : le Grand Exil

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    L'Histoire allemande en 144 tableaux - No 24 - Fin 1944, puis en 1945, et même après la capitulation du 8 mai, ils furent entre 12 et 15 millions, les "Allemands" implantés (certains depuis des siècles) dans l'Est de l'Europe, à fuir l'Armée Rouge, puis les régimes issus du communisme, pour rejoindre la "Mère Patrie". Mais qu'est-ce, au juste, qu'un "Allemand", quand il vient de Bessarabie ou des bords de la Volga ? Vaste question ! Elle se pose, au moins, depuis le 18ème siècle.

     

    Commencée ici même mi-juillet, mon Histoire allemande comportera 144 tableaux, de 1522 à nos jours. Mais le seul sujet que je vous raconte aujourd’hui est si vaste, si terrible, si peu connu encore, il fut tant occulté dans les décennies de l’après-guerre, par les vainqueurs, mais même par les Allemands eux-mêmes, qu’il mériterait à lui seul 144 épisodes. Il s’agit de l’un des plus grands exils de l’Histoire humaine, l’une des plus grandes vagues de migrations (ces mots, évidemment, nous parlent aujourd’hui) : celle d’au moins douze millions d’Allemands qui vivaient à l’Est, certains depuis des siècles, et, paniqués par l’arrivée de l’Armée Rouge fin 1944, début 1945, ont tout quitté pour filer vers l’Ouest.

     

    Le problème, c’est que la « Mère-Patrie » qu’ils allaient rejoindre, cette Allemagne, Mère Blafarde, « Deutschland, bleiche Mutter », dont parle le sublime et prémonitoire poème de Brecht (1933), se trouvait être, à ce moment-là, un pays totalement détruit, en ruines, vaincu, mis au ban des nations, occupé militairement par quatre puissances étrangères. Eh bien figurez-vous que ce pays en lambeaux les a accueillis, ces enfants lointains de la Nation allemande, il les a intégrés, et l’Allemagne d’aujourd’hui, à bien des égards grâce à eux, est l’une des plus grandes puissances du monde. Je vous laisse apprécier l’effet-miroir avec la situation d’aujourd’hui, 70 ans après, l’Allemagne à nouveau confrontée, à grande échelle, à une vague du Refuge. Sauf que cette fois, ce ne sont pas des « Allemands ».

     

    Mais qu’est-ce qu’un « Allemand » ? Vaste question, qui mériterait elle-même 144 chapitres pour tenter d’y répondre ! Depuis le dix-huitième siècle au moins, elle se pose. Quels critères régissent la nationalité ? Un Allemand de Roumanie, comme l’immense poète Paul Celan (1920-1970), est-il un Allemand ? Un Allemand d’Ukraine ? Un Allemand de la Volga, dont la famille est implantée là-bas depuis l’époque de Frédéric II et de la Grande Catherine ? Un Allemand vaincu de Königsberg, la ville de Kant, russifiée après 1945 et rebaptisée Kaliningrad ? Un Allemand de Dantzig, rebaptisée Gdansk, comme Günter Grass ? Un Allemand de Silésie ? Un Allemand de Posen, polonisée en « Poznań » après 1945, comme cet homme qui m’a tant marqué, ancien combattant du front russe, chez qui j’ai passé l’été 1972, avec lequel j’ai bien dû avoir des centaines d’heures de discussions sur la guerre ? Un Allemand de Poméranie ? Un Sudète ? Un Saxon de Transylvanie ? Un Allemand des Carpates ? Un Allemand de Bucovine ? Un Allemand de Bessarabie ? Un Allemand de la mer Noire ? Un Germano-Balte ?

     

    Un Pied-Noir français, qui doit quitter l’Algérie en juillet 1962, accoste au moins dans une Métropole en pleines Glorieuses, plein emploi, il y trouvera du travail. Mais vous imaginez la famille de Prusse orientale qui reflue, début 1945, vers l’Ouest, et trouve « refuge » dans un pays en cendres ? Cette histoire, dantesque, un homme l’a racontée, à sa manière, avec son génie : Günter Grass. Les historiens suivront, ça commence enfin d’ailleurs : mais la fiction les aura précédés. C’est comme la Guerre de Troie : d’abord Homère, d’abord l’épopée, d’abord l’Iliade. Et puis, trois millénaires plus tard, Moses Finley (1912-1986), l’auteur du Monde d’Ulysse.

     

    D’abord Homère. D’abord, raconter. Restituer. Donner des voix. Mon Allemand de Posen, ancien du front russe, c’était tous les soirs qu’il racontait. Nous vivions dans une maison de briques rouges, tout au nord de l’Allemagne, juste du « bon côté » de l’Elbe, qu’il avait réussi à franchir, pour ne pas tomber aux mains des Russes. La maison, il l’avait construite lui-même, tout seul, juste après la guerre. Il présidait une association d’anciens, tous les samedis nous nous réunissions dans des garages, à Brême, à Hambourg, je ne sais plus. Et les anciens racontaient. Et moi, j’écoutais. A minuit, nous allions nous baigner dans le Mittelandkanal. Et les baigneurs, au garçon de quatorze ans que j’étais, racontaient le front russe. Mais mon Allemand, il m’a aussi raconté, pendant des heures, les conditions de sa captivité, près d’un an je crois, en 45-46, dans un camp de prisonniers géré par les occupants américains. C’est au-delà de tout ce qu’on peut imaginer. Je suis de très près l’historiographie allemande : des études, enfin, commencent à sortir sur ce thème.

     

    Parce que, bien sûr, pendant les décennies qui ont suivi la guerre, tout cela, tout ce grand Refuge des « Allemands » vers l’Allemagne, fut totalement occulté. Je n’en ai jamais entendu parler avant 1972, et puis plus jamais de 1972 à la fin du vingtième siècle, où j’ai commencé à suivre de très près les études sur le sujet. Il a fallu Günter Grass. Il a fallu tout l’immense brassage mémoriel des Allemands. Il a fallu, d’abord, qu’ils affrontent évidemment le pire du pire, leur rapport avec la mémoire de la Shoah, qu’ils accomplissent ce travail-là, pour qu’après, ils commencent à se pencher sur les malheurs des Allemands eux-mêmes. Je viens de retrouver dans mes archives personnelles, ce matin, l’éblouissant numéro spécial du Spiegel, daté de 2002, « Die Flucht der Deutschen . Die Spiegel-Serie über Vertreibung aus dem Osten ». Le mot « Vertreibung » est biblique : « Die Vertreibung aus dem Paradies ». Dire qu’on traverse l’Apocalypse, en ce début 1945, et qu’il faut aller chercher dans la Genèse, version Martin Luther, naissance de l’allemand moderne, pour trouver les mots justes. Sublime culture, sublime langue, que celle des Allemands.

     

    Pourquoi, dans mon été 1972, tout se passait-il dans des garages ? Pour une raison simple : c’était le seul endroit où les hommes pouvaient se retrouver entre eux. Ils prétextaient, après le café au lait et les gâteaux de 17h, une improbable passion envers des pièces de mécanique, pour en assouvir, disons au moins une autre : celle de la mémoire partagée. Cette fraternité des anciens combattants, Allemands de Pologne, me fascinait. Quand j’ai lu, plus tard, Malraux parlant du « cœur viril des hommes », j’ai immédiatement pensé à eux.

     

    Le Grand Refuge des Allemands vers l’Ouest, en 1944, 1945, et aussi pendant les années qui ont suivi, est estimé à douze, peut-être quinze millions de personnes. Les Germains avaient colonisé des territoires slaves depuis mille ans, là, en quelques années, ce fut soldé. Aujourd’hui, à part sur la Volga ou du côté des Saxons de Transylvanie, il n’en reste plus beaucoup. On estime que, dans ce Grand Refuge, près d’un demi-million de civils en fuite ont trouvé la mort. Il est vrai que la Guerre à l’Est avait fait plus de vingt millions de victimes chez les Soviétiques, plusieurs millions chez les militaires allemands. Alors, le vent de l’Histoire a brassé tout cela, on a oublié.

     

    Un homme, lui, n’avait pas oublié. C’est l’immense chancelier social-démocrate Willy Brandt (1969-1974). Lorsqu’il arrive avec son Ostpolitik, dont le moment le plus fort sera la génuflexion de Varsovie (décembre 1970), il sait l’immensité de l’équation historique des Allemands avec l’Est. Il sait que tout cela ne date évidemment pas du Troisième Reich, qui fut juste paroxystique, ni même de Tannenberg, ni même de Frédéric II, mais au moins des Chevaliers Teutoniques. Je reviendrai sur tout cela. Le sujet est trop vaste. Et me prend trop à la gorge. Bonne soirée à tous.

     

     

    Pascal Décaillet

     

     

    *** L'Histoire allemande en 144 tableaux, c'est une série non chronologique, revenant sur 144 moments forts entre la traduction de la Bible par Luther (1522-1534) et aujourd'hui.

     

     

     

  • Le souverain, c'est le peuple

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    Commentaire publié dans GHI - Mercredi 09.09.15

     

    Avec ces élections, nous sommes tous en train de nous exciter comme des fous, pendant quelques semaines, autour de l’identité de treize futurs parlementaires fédéraux genevois à Berne : onze pour le National, deux pour les Etats. C’est bien, excitons-nous, et je ne suis pas en reste, puisque dans mes émissions j’invite TOUS les candidats sur mon plateau : les 178 candidats au National, les 10 aux Etats. Je ne crois pas, pour l’heure, qu’une telle entreprise « grandeur nature » ait jamais été tentée, ni à Genève, ni dans un autre canton.

     

    Excitons-nous, mais gardons à l’esprit l’essentiel : le vrai patron, dans ce pays, ça n’est pas le Parlement. C’est le peuple. Nos 246 représentants aux Chambres fédérales font des lois, c’est une tâche noble et difficile, c’est leur rôle. Mais souvenons-nous que, si ces lois ne nous conviennent pas, nous pouvons les attaquer par référendum. Alors, si nous obtenons les signatures nécessaires, c’est le peuple suisse qui tranche.

     

    Un référendum, comme d’ailleurs une initiative, ça n’a rien d’anormal, rien de bizarre : ce sont des INSTRUMENTS de notre ordre démocratique, dûment prévus par notre Constitution. Il est parfaitement normal, et même fort sain, d’y avoir recours. En quoi un corps électoral de près de cinq millions de personnes serait-il moins sage qu’un cénacle de 246 ?

     

    Ajoutons qu’élire quelqu’un, c’est lui donner le droit de vote dans une assemblée. Le droit de siéger, de s’exprimer, de voter, au sein de cette assemblée. C’est cela, mais rien de plus. Le débat démocratique, lui, est l’affaire de toutes les citoyennes, tous les citoyens de notre pays. Il n’est pas question de nous le faire confisquer par le petit monde des élus sous la Coupole.  A partir de là, bonne campagne, et bonne chance à tous !

     

    Pascal Décaillet

     

     

  • Série Allemagne - No 23 - La Cathédrale de Cologne, Monument de la Nation (1842)

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    L’Histoire allemande en 144 tableaux – No 23 – 4 septembre 1842 : « inauguration », en présence du roi Frédéric-Guillaume IV de Prusse, de la Cathédrale de Cologne. Elle existait pourtant déjà depuis le Moyen-Âge ! Mais il fallait offrir aux Allemands de l’époque un monument capable de symboliser leur héritage commun, leurs aspirations à tous.

     

    C’est une histoire extraordinaire que celle de la Cathédrale de Cologne. Je m’y suis rendu pour la première fois à l’été 1968, avec toute ma famille : vertige et fascination devant mille ans d’Histoire, puissante impression d’être au milieu de quelque chose de fort. Mes parents, qui étaient montés au sommet du Dôme peu après la fin de la guerre, y avaient contemplé une ville en ruines. Nous découvrîmes au contraire, vingt ans plus tard, une cité prospère, témoin du miracle allemand de l’après-guerre.

     

    Monument gothique, flèche magnifique, deuxième plus haute d’Allemagne, après celle d’Ulm. L’édifice domine l’une des villes allemandes les plus riches d’Histoire, la Colonia fondée par Agrippa, en 38 avant Jésus-Christ. Cologne la Romaine, aux  accents latins, au cœur de cette Rhénanie où les légions avaient amené dans la future Allemagne les premiers Juifs, puis les premiers Chrétiens. Pays d’Eglise, de traditions, de chants, pays de musique et de vin, on dirait le Sud.

     

    Le 4 septembre 1842, est « inaugurée », en grande pompe, en présence du roi Frédéric-Guillaume IV de Prusse, la Cathédrale de Cologne. Mais que signifie « inaugurer » un monument qui existe déjà, bien debout, depuis les profondeurs du Moyen-Âge, officiellement consacré en 1322 ? Eh bien cela veut dire que le roi de Prusse (Cologne est annexée à la Prusse depuis le Congrès de Vienne de 1815), à mi-distance temporelle entre la fin de l’occupation française (1813) et l’Unité allemande (1866), entend offrir au pays un « Monument de la Nation » allemande. Dès 1814, pour le premier anniversaire de la bataille de Leipzig, libératrice du joug français (octobre 1813, lire notre chronique no 11  http://pascaldecaillet.blogspirit.com/archive/2015/08/10/serie-allemagne-no-11-1813-lepizig-la-bataille-des-nations-269270.html), on s’était mis à la recherche d’un tel monument. Quoi de plus sublime, quoi de plus beau, quoi de plus universellement germanique, que la verticalité de cette flèche gothique, dressée juste au-dessus du Rhin ?

     

    Alors, on était parti sur Cologne. Rénovation d’un chantier inachevé depuis des siècles (record de Gaudi, à Barcelone, pulvérisé ; il ne sera vraiment terminé qu’en 1880, après 632 ans et deux mois), information à toutes les Allemagnes que quelque chose de grand et de national se prépare dans la ville rhénane, volonté d’intégrer la Rhénanie à l’Etat prussien, tout cela dans un édifice respirant l’Allemagne catholique, mais dont il n’est pas question d’exclure les Réformés : la ville de Magdebourg, protestante devant l’Eternel, offre à la Cathédrale un anneau censé avoir appartenu à Luther, comme le rappelle le remarquable historien allemand Thomas Nipperdey (1927-1992), justement natif de Cologne, grand spécialiste de cette inauguration de 1842. Clairement, l’acte « d’inauguration » de 1842 n’est pas d’ordre religieux, mais politique.

     

    Et puis, la Cathédrale de Cologne, c’est du gothique. Par excellence. Dans une Allemagne qui se cherche, entre Leipzig et l’Unité, quoi de plus rassembleur que le gothique ? Des spécialistes ont beau rappeler, à cette époque déjà, que l’origine de cet art se trouve au moins autant dans le Moyen-Âge français que dans celui des Allemagnes, en 1842, on ne veut pas trop entendre cela : il faut affirmer la germanité, ça passe par l’exaltation du gothique. D’autant que, depuis le début des années 1840, on est en pleine querelle avec la France autour de la maîtrise de la rive gauche du Rhin, alors ne venez pas nous importuner davantage, le gothique c’est allemand, et basta !

     

    Enfin, petit clin d’œil de l’Histoire : à Cologne, c’est justement en 1842 qu’un certain Karl Marx, Rhénan pur souche, né à Trèves en 1818, prend la rédaction en chef de la Rheinische Zeitung, journal d’opposition. Il entre en fonction en octobre, soit juste un mois après « l’inauguration » de la Cathédrale. Le 4 septembre, jour des festivités, où était-il, que faisait-il ?

     

    Lors des bombardements britanniques de 1944, 1945, la ville de Cologne fut rasée. Mais la Cathédrale, fière et sereine, fut épargnée. Comme je doute que ce fût par la gentillesse des pilotes de la Royal Air Force, et qu’il n’est pas question non plus d’invoquer la Providence à chaque petit miracle de l’Histoire, je laisse à chacun de vous la liberté de conclusion et d’interprétation. Une chose est sûre : témoin de la plus belle architecture de la Rhénanie romaine et catholique, surgie des profondeurs médiévales de l’Allemagne, la Cathédrale de Cologne n’appartient plus aujourd’hui au seul patrimoine germanique, mais à celui de l’humanité entière. Il suffit de la contempler pour se sentir un enfant de la Transcendance.

     

     

    Pascal Décaillet

     

     

    *** L'Histoire allemande en 144 tableaux, c'est une série non chronologique, revenant sur 144 moments forts entre la traduction de la Bible par Luther (1522-1534) et aujourd'hui.

     

    Prochain épisode - 1945 : Le Grand Exil.