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Cela s'appelle un miracle

 
Sur le vif - Samedi 19.08.23 - 10.11h
 
 
La magnifique Salle Pierre Boulez, à Berlin, vide. Concert pour temps de Covid. Au centre de la Scène, circulaire à la manière d'une arène, un piano. Au clavier, seul dans l'univers, un prodige nommé Daniel Barenboim, 80 ans. Il était le grand ami de Boulez.
 
Seul ? Pas tout à fait. Dans l'intensité la plus totale de sa présence, un dénommé Ludwig van Beethoven.
 
Au programme : les 34 Sonates pour piano. Sans partition. Juste la mémoire d'une vie. Enfant, le prodige argentin les jouait déjà.
 
J'ai déjà plusieurs fois écouté l'intégrale, sur Mezzo. Hier soir, ils les reprenaient. Je me suis à nouveau laissé prendre. Comme toujours.
 
Sur ces Sonates, je pourrais écrire un livre. Je vous l'épargne. Je vous invite à pénétrer doucement dans cet univers sonore, sans trop vous poser de questions sur la structure. Ca n'est pas le Beethoven symphonique, ni même celui des Quatuors. C'est un génie universel de la musique, ça on sait. Mais c'est aussi, toutes ses biographies insistent sur ce point, un pianiste hors du commun. Sans doute le plus grand virtuose de cet instrument nouveau et révolutionnaire, dans la Vienne de son temps. Le piano, faut-il le rappeler, ne gratte pas, il percute.
 
Et je crois, depuis l'enfance, que le Beethoven pianiste, ou compositeur pour piano seul, doit être pris à part. Il est le premier, avant tant d'autres (Liszt, Chopin, Schumann) à vouloir aller jusqu'au bout des capacités exceptionnelles de ce nouvel instrument. Le piano, tel qu'on le connaît aujourd'hui, apparaît avec Haydn, Mozart, Beethoven. Il surgit dans la galaxie musicale au moment très précis (1770) où s'éclipse l'Aufklärung, avec elle la musique baroque, pour entrer dans le Sturm und Drang, puis le Romantisme. Les années Beethoven, ce sont ces années-là, cette charnière capitale de l'Histoire allemande. Le piano en est l'un des vecteurs.
 
Quand on écoute ces Sonates jouées par Barenboim, ne cherchons pas trop la construction, qui assurément existe d'ailleurs, avec même une indicible subtilité. Non, laissons-nous porter. L'auteur est un improvisateur du clavier, le plus grand de son temps, mais là nous sommes dans une oeuvre écrite, déposée, achevée. Elle est mise sur le papier, mais il nous faut l'écouter comme une improvisation. Incarcérée dans la codification, la sublimation la plus totale de la liberté.
 
C'est le paradoxe de ces 34 pièces, tant attendues, chaque fois, par le public viennois des années 1795-1827, l'un des plus avertis que le monde musical ait connus. Beethoven, pour beaucoup d'entre eux, c'est un pianiste. On va voir le virtuose. Qu'il ait, accessoirement, composé, en dehors de cet instrument, une oeuvre unique au monde, l'une des plus marquantes dans l'Histoire de l'évolution musicale, n'est peut-être pas connu de tous, de son vivant, même si beaucoup le savent. Beethoven ne souffre d'aucune injustice de public, il est tout, sauf un incompris. Tout au plus les ultimes Quatuors, en avance d'un siècle, absolus chefs d’œuvre, auront-ils quelque peine à convaincre les Viennois des années 1825.
 
Alors, voilà. Régulièrement, Mezzo repasse cette intégrale, enregistrée il y a trois ans. Chaque fois, je me dis "Ah, cette fois, je ne me laisse pas prendre !". Et chaque fois, trois heures plus tard, je suis encore là, tétanisé. Cela porte un nom : cela s'appelle un miracle.
 
 
Pascal Décaillet

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