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L'Europe, paradoxe amoureux

 

Sur le vif - Mardi 28.02.19 - 15.36h

 

Ici, l'un de mes paradoxes. La question européenne me passionne, de façon continue, depuis l'adolescence. En Allemagne, à l'âge de juste seize ans, j'avais rédigé une longue dissertation, en allemand, sur l'Europe à construire, j'avais même eu l'honneur d'être primé pour ce texte. Le jeune homme de 1974, à deux ans de sa Maturité, n'est évidemment pas le même que l'homme d'aujourd'hui, dont vous connaissez le scepticisme - le mot est faible - sur la machine appelée Union européenne.

Mais une chose est sûre : 45 ans après ce texte, qui plaidait avec vigueur pour la réconciliation franco-allemande, pour une Europe des peuples et des cœurs (dans laquelle j'incluais la Suisse), une Europe de Dante et de Goethe, je me rends compte que j'ai passé ma vie à réfléchir sur le destin de ce continent qui est le nôtre.

Je suis Genevois d'origine valaisanne, je suis Suisse, et je suis aussi, du fond de mes fibres, profondément européen. Entendez que je me sens de ce continent. Je m'y sens à Genève, ma ville natale, en position totalement centrale, traversée par les grandes lames historiques qui ont déferlé sur l'Europe : les grands ordres chrétiens, l'imprimerie, l'humanisme, la Réforme, la Contre-Réforme, les Lumières, la Révolution française, le Romantisme, la Révolution industrielle, les grands principes républicains, les deux Guerres mondiales, etc.

Européens, nous sommes. Mais puissamment sceptiques sur la machinerie actuelle de l'UE, nous sommes aussi, pour un très grand nombre d'entre nous. J'ai suivi Jean-Pascal Delamuraz, en 1992, sur l'Espace économique européen, j'ai plaidé pour le oui, voté oui, je ne renie rien de cela. Jusqu'en 1992, jusqu'à Maastricht, jusqu'à l'avènement de cette Europe monétaire et libérale, au services des intérêts économiques et financiers d'une Allemagne en pleine renaissance politique (depuis le 9 novembre 1989), j'étais favorable à la construction européenne.

Et puis, tout a basculé. Ils ont voulu construire l'Europe sur le marché, sur le dogme libéral, sur la destruction des services publics, ils se sont dit que le reste allait suivre. Évidemment, non ! C'est le sang versé dans une communauté de destin, un rapport à ses morts, à la mémoire, à l'identité profonde, à la narration de son Histoire, qui crée les nations, et non le volontarisme de quelques horlogers célestes de la pensée. On a mis du marché partout, on en a fait un but un soi, on s'est prosterné devant le Veau d'or, comme l'avait fait le frère de Moïse, on a voulu faire du fric et du profit, on n'a plus écouté les peuples, on voit le résultat.

L'Europe dont je rêve, et qui n'adviendra pas avant de longues générations, doit être celle des lois sociales de Bismarck comme celle de l'Encyclique Rerum Novarum de Léon XIII (1891), celle des grands principes républicains issus de la Révolution française, celle de la démocratie directe et du fédéralisme suisses, celle de la traduction de la Bible en allemand par Luther, celle des des Psaumes de Bach, celle des oratorios de Haendel, celle des Frères Grimm, celle de Brecht et celle de Hölderlin, celle de Wagner et celle de Debussy. Les échanges Erasmus, c'est bien joli, mais c'est à l'échelle de l'ensemble des peuples qu'il faut, dans les siècles qui viennent, produire ce prodigieux mélange. Et non pour la seule caste privilégiée des étudiants.

Nous avons besoin d'hommes et de femmes de coeur et de culture, pétris d'Histoire et d'imagination, car "seule la tradition est révolutionnaire" (Péguy). L'Europe des marchés, l'Europe des marchands du Temple, l'Europe de l'usure et du profit, vous pouvez oublier : l'Europe sera sociale, égalitaire et fraternelle, culturelle, ou elle ne sera pas. Pour advenir, elle devra dépasser la nation dans l'ordre de l'émotion : nous en sommes encore si loin.

Voilà. On peut être l'un des Suisses romands les plus notoirement eurosceptiques, et en même temps un passionné viscéral de notre identité continentale. Je vous avais avertis : ce texte est l'histoire d'un paradoxe. Mais dans la vie, rien n'est jamais très simple.

 

Pascal Décaillet

 

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