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  • Laissez dormir la liberté, M. Wermuth !

     
    Sur le vif - Mardi 31.08.21 - 13.19h
     
     
    Le parti socialiste suisse doit devenir le parti de la liberté. Propos de son coprésident, Cédric Wermuth, samedi dernier, au Congrès de Saint-Gall.
     
    Eh bien M. Wermuth, vous avez du boulot. Votre parti a sans doute d'éclatantes vertus - pas toujours visibles au premier regard - mais pour la liberté, il va falloir retrousser vos manches.
     
    La liberté d'expression, en Suisse ? Combien de fois des personnalités de votre parti se sont-elles rangées, ces dernières années, parmi les censeurs ? Dès qu'on ne partage pas, par exemple, votre sublimation de l'altérité dans les questions de migrations, on se voit traiter de xénophobes, parfois même de racistes. Alors qu'on n'est ni l'un, ni surtout l'autre ! Simplement, on souhaite pour son pays une régulation des flux migratoires, en application d'ailleurs de l'initiative du 9 février 2014.
     
    Vous adversaires sur les questions de migrations, d'asile, vous les étiquetez du sceau d'infamie, plutôt que d'entrer en matière sur leurs arguments. Quand je dis "vous", ça n'a pas votre personne, M. Wermuth, mais si souvent d'éminentes personnalités de votre parti. Des élus, exécutifs ou même législatifs, qui se permettent d'insulter d'autres citoyens suisses, d'un avis différent. Clouer au pilori de simples contradicteurs. Où est le dialogue ? Où est la démocratie ?
     
    J'ai pris l'exemple du débat migratoire, capital pour l'avenir de notre pays. Mais il y a tous les autres. Le climat. Les questions de genre. Le féminisme. Là aussi, vous faites taire. Sur les réseaux, vous lancez les meutes. Vos contradicteurs, vous les vouez aux enfers. Leur liberté de parole, vous la bafouez. Pas vous, M. Wermuth, je ne vous connais pas, et vous accorde bien volontiers le bénéfice du doute. Pas vous, mais tant d'élus de votre parti, dans toute la Suisse.
     
    Le contact avec le prolétariat, les ouvriers suisses, les chômeurs suisses, les travailleurs pauvres suisses, les retraités suisses aux rentes faméliques, vous l'avez complètement perdu. Votre parti ne jure plus que par l'Autre. Vous encensez l'altérité. Vous méprisez l'identité.
     
    Il fut un temps où vous fûtes le parti du social, vous avez joué un grand rôle dans l'Histoire de notre pays. Hélas, vous n'êtes plus que le parti du "sociétal" : vos élus, vos membres, ne pensent plus qu'à guetter le moindre "dérapage" de leurs contradicteurs, le moindre écart à la norme. Vous êtes devenus des censeurs.
     
    Les médias ? Avec votre "aide à la presse", vous ne songez qu'à les asservir. Pouvoir fourrer vos naseaux dans leurs indépendances rédactionnelles, au nom des deniers que vous leur versez. A la vérité, vous rêvez de les contrôler, avec vos instances, vos commissions, vos vérificateurs. Vous vous donnez comme des protecteurs, vous vous révélez des censeurs.
     
    Alors, M. Wermuth, faites comme vous l'entendez. Empoignez les thèmes que vous voulez. Mais de grâce, laissez dormir la liberté.
     
     
    Pascal Décaillet

  • Le destin allemand, du néant au rêve d'une autre vie

     
    *** Essai sur l'idée de ruine dans la conscience germanique - Lundi 30.08.21 - 13.44h ***
     
     
    Dans le demi-siècle qui a suivi la Guerre de Trente Ans (1618-1648), les Allemagnes, totalement dévastées par les ravages du conflit (lire absolument le Simplicius Simplissimus, de Grimmelshausen, 1668), ont failli disparaître, purement et simplement, de la carte de l'Europe. Le renaissance, politique, économique et culturelle, de l'idée allemande sur le continent, ne viendra qu'avec le 18ème siècle, à vrai dire avec le règne de Frédéric II, Roi de Prusse, entre 1740 et 1786.
     
    Cette possibilité vertigineuse d'une disparition, l'intensité de la ruine allemande en 1648 (qui préfigure celle de 1945), le miracle d'une résurrection sous l'impulsion prussienne, quel prof d'Histoire les enseigne-t-il aujourd'hui ? Cette carence est coupable : il faut passer par cette période terrible pour prendre la mesure de tout ce qui suivra : naissance de l'idée prussienne, occupation de la Prusse par Napoléon entre 1806 et 1813, révolte des élites intellectuelles contre les Français, puis les chemins de l'Unité jusqu'en 1866. Et puis, tout le reste, l'Empire dès 1871, la Grande Guerre, l'humiliation de Versailles, la République de Weimar, le Troisième Reich, la renaissance de l'après-guerre.
     
    Quand on contemple ce chemin, on saisit tout ce qui a été construit depuis Frédéric II. L'édifice politique, le travail sur la langue, la prodigieuse Révolution des sciences et des techniques, les voies de communication, les Universités, les immenses écrivains, ne parlons pas de la musique. Profonde civilisation, majeure dans l'espace européen.
     
    On se dit aussi autre chose : cet exceptionnel chemin a été marqué, comme on sait, par des temps d'arrêt : défaite d'Iéna en 1806, Armistice de novembre 1918, capitulation de mai 1945.
     
    Après cette dernière, on a parlé d'Allemagne, Année Zéro. Les villes, en ruines. La souveraineté politique, perdue pour des générations. Quatre puissances occupantes. Deux pays, au lieu d'un, entre 1949 et 1989.
     
    Il y a peut-être eu une Allemagne, Année Zéro. Mais aujourd'hui, avec le recul, avec le champ de l'analyse en profondeur, on se dit que ces temps d'arrêt, Y COMPRIS CELUI DU 8 MAI 1945, n'ont été, dans l'immense mouvement entamé sous Frédéric II, que des défaites d'étape. De toutes, l'Allemagne s'est relevée. Volonté de fer. Refus de l'inéluctable.
     
    La conception beethovénienne, ou wagnérienne, du héros, y est sans doute pour quelque chose, mais pas seulement. Les mêmes vertus dans l'ordre de la résurrection, les Allemagnes en avaient fait preuve, patiemment, après le désastre de 1648. Et ce sont les Allemands, à l'époque du Sturm und Drang (autour de 1770), puis au début du Romantisme, qui nous donneront les interprétations les plus géniales de la ruine grecque. La ruine, encore la ruine !
     
    Saisissant destin que celui de ce peuple, depuis la Guerre de Sept Ans (1756-1753). Un quart de millénaire à se reconstruire après la ruine. Incroyable cavalcade, comme dans Erlkönig, le Roi des Aulnes, le poème de Goethe. Course folle, oui, entre la possibilité du néant et le rêve d'une autre vie.
     
     
    Pascal Décaillet
     

  • L'Allemagne, les camions polonais, la prodigieuse vitalité d'une nation en mouvement

     
    Sur le vif - Dimanche 29.08.21 - 16.00h
     
     
     
    J'ai fait des milliers de kilomètres, en juillet, avec mon épouse, sur les autoroutes allemandes, comme tous ces derniers étés. C'est une expérience passionnante. Pour le paysage, qui n'a rien de monotone : même les immenses forêts, en Bavière, en Thuringe, dans le Nord-Est du Brandebourg, sont riches d'enseignement : à la lisière du Mecklenburg-Vorpommern, en montant vers la Baltique, on trouve par exemple des pins, par dizaines de milliers. On dirait le Sud, comme dans la chanson, si bouleversante, de Nino Ferrer.
     
    Et puis, il faut toujours regarder les autres véhicules, leurs plaques, leurs origines. Et là, depuis des années, à vrai dire depuis trente ans, mais de façon exponentielle, un constat : le personnage central, sur l'Autobahn, de Bâle à Stettin, de Flensburg à Berchtesgaden, c'est le camion polonais. Des millions - je n'exagère pas - de camions polonais. En parfait état, souvent neufs, bref on dirait des camions allemands.
     
    Rassurez-vous, la Pologne n'a pas envahi l'Allemagne ! Et l'omniprésence des convoyeurs de marchandises polonais, sur sol germanique, n'indique pas le rapport de forces qu'on pourrait croire. Elle prouve même exactement le contraire.
     
    Il faut se renseigner sur l'économie polonaise. Depuis la "Réunification" (je mets entre guillemets ce mot que je n'aime pas, je préfère parler de phagocytage pur et simple de la DDR par un Ouest capitaliste, vorace, dédaigneux de l'Est, c'est cela qui s'est produit), Berlin et Varsovie travaillent ensemble, c'est le moins que l'on puisse dire. Renseignons-nous donc sur l'économie polonaise réelle d'aujourd'hui, et nous découvrirons que les capitaux des entreprises de ce pays sont souvent en mains allemandes.
     
    Les millions de camions polonais sur les autoroutes allemandes sont certes immatriculés en Pologne, pays bosseur et désireux de fortifier son économie, nul ne le lui reprochera. Mais à bien des égards, nombre d'entre eux sont des camions... allemands ! Les deux pays travaillent ensemble, chacun y gagne en prospérité, mais les vrais patrons, dans bien des cas, ce sont les Allemands. Pas ceux qui dirigent les entreprises, mais ceux qui les possèdent. Les camions polonais qui envahissent les autoroutes allemandes font donc autant grimper le PIB de l'Allemagne que celui de la Pologne. Les deux pays sont gagnants.
     
    Je voyage sur les autoroutes allemandes depuis l'enfance. Souvenirs inoubliables des deux grandes traversées de ce pays dans la Mercedes blanche de mon père, en 1968, lorsque nous sommes montés, toute la famille, au Cap Nord. J'ai connu l'Allemagne avec zéro camion polonais, l'Allemagne avec des centaines de milliers de camions polonais. Voici aujourd'hui l'Allemagne avec des millions de camions polonais.
     
    Un homme, dans l'Histoire allemande de l'après-guerre, avait, à sa manière, préfiguré cette situation. Il n'était pas capitaliste, pas du tout pro-Américain, assez timide sur l'Europe. Mais il était profondément allemand, natif hanséatique de cette ville de Lübeck, tournée vers la Mer de l'Est, que j'ai eu le bonheur, avec mon épouse, de retrouver cette année. Cet homme s'appelait Willy Brandt (1913-1992). Je l'ai toujours considéré comme l'un des plus grands Chanceliers de l'Histoire allemande. Au pouvoir entre 1969 et 1974, il a réinventé, avec l'Ostpolitik, la possibilité de l'Est dans le grand destin allemand. En décembre 1970, 25 ans seulement après la fin de la guerre, il s'est rendu à Varsovie. Il s'est agenouillé devant le Monument du Ghetto. Quelque chose d'incroyablement fort s'est passé.
     
    Willy Brandt est mort peu après la Chute du Mur. La Réunification dont il rêvait devait avoir d'autres aspects, moins gloutonnement capitalistes, moins servilement affidés à l'atlantisme, que celle de M. Kohl. Mais pour l'Autre Allemagne, cette DDR qui a assumé pendant quarante ans (1949-1989) la continuité historique prussienne et saxonne, et celle de la Thuringe, Willy Brandt avait une autre vision que celle du mépris. Quant à la Pologne, son geste de 1970 scelle la possibilité d'une réconciliation des âmes, ça va chercher plus loin que la prise de contrôle systématique des capitaux sur la grande industrie polonaise.
     
    Je vous parle de Willy Brandt, parce que son parti, le SPD, dont j'ai longuement raconté l'Histoire dans ma Série Allemagne, est en train de vivre une nouvelle jeunesse. On dit même - mais il faut être prudent - que son candidat pourrait, après les élections du 26 septembre, devenir Chancelier. Je ne suis pas socialiste, loin de là, mais la sociale-démocratie allemande, surtout depuis le Congrès de Bad-Godesberg (1959), c'est quand même un autre projet que la gauche moralisante, obsédée par le sociétal, donneuse de leçons, culpabilisante, de notre Suisse romande et de la France. Willy Brandt, puis son successeur Helmut Schmidt (que j'ai eu l'honneur, en 1999, d'interviewer dans son bureau, à Hambourg), ont été de grands Chanceliers. Pragmatiques, nationaux.
     
    Le retour en force du SPD, c'est l'Allemagne d'aujourd'hui qui clame son besoin d'Etat. Toute l'Histoire allemande, depuis les premières lois sociales de Bismarck, est marquée par cette nécessité d'équilibre entre productivité économique (phénoménale) et justice sociale. Mme Merkel, dont le bilan appartient à l'Histoire, a laissé des trous dans le filet social. Les populations de l'ex-DDR, en Saxe mais aussi dans la Prusse historique, sont les premières à en faire les frais. Le capitalisme sauvage, importé de l'esprit libre-échangiste des Anglo-Saxons, n'est pas un modèle pour l'Allemagne. Ce pays a besoin de dynamisme économique, il est à cet égard l'une des premières puissances du monde, et je me souviens avec émotion de l'admiration que nous éprouvions avec mon père, ingénieur, pour ces immenses usines que nous visitions dans les années 60. Mais l'Allemagne a besoin, tout autant, de cohésion sociale, à l'intérieur de sa Gemeinschaft.
     
    Alors, au moment où les camions polonais nous prouvent que le destin économique de l'Allemagne se joue, plus que jamais, sur les Marches de l'Est, l'heure de Willy Brandt a peut-être sonné.
     
    Que ce pays fascinant demeure un géant économique d'une exceptionnelle vitalité, toute l'Europe y sera gagnante. Mais qu'il réaffirme sa tendance plus que séculaire au modèle social, à la recherche des équilibres. En Allemagne, il y a des millions de plaques polonaises. Mais il y a, aussi, des centaines de milliers d'éoliennes, de panneaux solaires. Ce pays, comme si souvent depuis sa renaissance sous l'immense Frédéric II de Prusse (1740-1786), a d'innombrables longueurs d'avance sur nous. Il vaut d'être visité. Ses auteurs, d'être lus. Ses musiciens, d'être écoutés. Ses penseurs, ses théologiens, d'être étudiés. Ses entreprises, d'être visitées. Il est l'un des phares de notre continent.
     
     
     
    Pascal Décaillet