Sur le vif - Mardi 14.01.20 - 14.44h
Les Lumières, au dix-huitième siècle, tant dans leur version française que dans le mouvement allemand de l'Aufklärung, ne cessent de faire référence à l'universel. C'est le siècle des sciences, il y a eu Newton avec ses formules, le savoir progresse à pas de géant, l'Encyclopédie recense et rassemble, les humains aspirent à une vision éclairée de l'univers.
Mais les Lumières ne sont qu'un moment de l'Histoire des nos peuples, en Europe. En gros, les quelques décennies ayant précédé la Révolution française. Dans l'Histoire allemande, si on veut parler de l'Aufklärung, dont l'une des immenses figures fut le philosophe Moses Mendelssohn, alors il faut aussi mentionner ce qui, en réaction à cette hyper-rationalité, est venu après.
Dans les Allemagnes, ce furent d'abord le Sturm und Drang, prodigieux mouvement littéraire et artistique autour des années 1770, puis le Romantisme. Retour aux récits. Retour aux vieux mythes germaniques. Retour aux histoires. Retour, très puissant, à l'Antiquité grecque (le poète Hölderlin lit le grec comme il respire). Puis, avec les Frères Grimm, retour aux vieilles légendes, et retour aux racines de la langue germanique : leur Dictionnaire est un pur chef d’œuvre.
Ceux qui, aujourd'hui, se réclament des Lumières et de l'universel, passent sous silence l'incroyable vitalité linguistique, poétique, littéraire, musicale, culturelle, des mouvements qui, précisément, se sont définis en réaction par rapport à l'Aufklärung. Il y a eu un moment, dans les consciences allemandes, une décennie avant la Révolution française, où on a rejeté, par saturation, par insatisfaction, par un impérieux désir terrestre contre les mécaniques célestes du "Grand Horloger", la Raison triomphante des physiciens et des philosophes.
Ce moment incroyable, celui de la réfutation des Lumières dans les Allemagnes, je l'étudie de près depuis quatre décennies. On aurait tort de ne mentionner que Schiller, le Goethe d'une certaine période, Hölderlin et les Frères Grimm. Non, il y a la musique. Et, puisque nous entrons dans l'année Beethoven, comment ne pas nous plonger dans l'univers de ce géant, sa conscience aiguë d'un monde en marche, et surtout la Révolution formelle permanente, entre ses oeuvres de jeunesse qui ressemblent à Mozart ou Haydn, et celles de l'âge mûr qui préfigurent Wagner, sans oublier le génie absolu des tout derniers Quatuors, jugés dissonants par la bonne société des mélomanes viennois.
Parler des Lumières, oui. Mais sans jamais oublier leur réfutation par des forces telluriques que les grands penseurs de l'Aufklärung n'avaient pas voulu voir.
Parler des Lumières, oui. Mais en prenant acte du surgissement des profondeurs terrestres qui a suivi. Je parle ici surtout de l'Allemagne, que je connais peut-être un peu. En tout cas, nul ne peut saisir le fil invisible du destin allemand, sans approfondir toute sa vie le moment de cette réfutation du rationnel. Il fallait que puisse éclore quelque chose de profondément humain, de l'ordre du sensible, de l'éruption, d'une immense émotion de l'être. Ce fut Schiller. Ce fut Hölderlin. Et ce fut Beethoven.
Pascal Décaillet