Sur le vif - Dimanche 05.05.24 - 10.08h
Mon premier souvenir de Jean-Philippe Rameau remonte à l'année scolaire 1968-1969. J'avais dix ans, j'étais en dernière année d'école primaire, une période d'intense bonheur. Nous avions, une fois par semaine (indépendamment des instruments que certains d'entre nous avaient choisi de jouer), une ou deux heures d'initiation à la musique.
Nous n'en n'étions pas encore conscients, mais notre professeur était, en ce domaine, un guide exceptionnel. Il s'appelait Philippe Corboz, allait devenir un chef de choeur et d'orchestre extraordinaire. Il était très jeune, nous donnait ce cours, et, parallèlement, dirigeait une "maîtrise" (chorale) à laquelle j'appartenais.
En cette année 68-69, Philippe Corboz nous initiait à la connaissance des instruments, l'Histoire de la musique. C'était absolument fantastique pour un enfant de dix ans. Il nous passait des extraits sonores, mais surtout, il était au piano, un mi-queue, d'où il donnait son cours, nous jouant tous les morceaux dont il nous parlait. Je me souviens, comme si c'était hier, du Carnaval des Animaux, de Saint-Saëns. Et parmi ces morceaux, il nous a joué du Jean-Philippe Rameau, je crois bien que c'était Les Sauvages, dans les Indes Galantes. Dire que j'en ai été physiquement saisi est une faible chose.
Toute ma vie, j'ai écouté la musique de Jean-Philippe Rameau. Je tiens ce compositeur d'exception pour l'un des plus grands musiciens français, et l'un des plus grands musiciens, tout court. Contemporain de Bach et Haendel, il a enchanté le siècle de Louis XV des créations les plus audacieuses. Une musique pour être entendue, mais aussi pour être vue, tant le corps de ballet y occupe une place majeure. Sous Louis XV, on y plaçait les chorégraphies de l'époque. Aujourd'hui, les plus extraordinaires danseurs de rue viennent coller leur époustouflante modernité corporelle sur l'une des plus belles musiques du monde. Le travail des corps a évolué. La musique de Rameau demeure, elle passe les siècles, intangible.
J'ai lu les biographies de Rameau. C'était un homme incroyable. Travailleur acharné, sale caractère, indépendant, théoricien génial de la musique : non seulement il créait, mais réfléchissait, toute la vie, à l'essence même de la musique, la vie des sons, l'harmonie, l'évolution des instruments. Jean-Philippe Rameau est un esprit total, une conscience autant qu'une capacité créatrice. Un insatisfait permanent.
Nous sommes, Dieu merci, dans une époque qui redécouvre Rameau, lui restitue la vie à travers des chorégraphies d'une saisissante modernité. Le replace là où il doit être : au premier rang de la musique française, avec Berlioz et Debussy. Au premier rang du dix-huitième siècle baroque, avec Bach et Haendel. Franchement, lorsque le Roi s'appelait Louis XV, et le grand musicien Jean-Philippe Rameau, la France pré-révolutionnaire portait la civilisation à un niveau d'éclat rarement atteint, même au Grand Siècle de Louis XIV.
Ma dernière pensée ? Elle retourne à Philippe Corboz, aujourd'hui disparu. Gamins, nous l'aimions bien, mais n'avions pas conscience d'avoir pour premier maître de musique un tel talent. Venu de la Gruyère, si chantante, où il nous emmenait en course d'école (Moléson), il a jeté des graines qui, chez certains d'entre nous, ont donné des fruits pour toute une vie : une passion totale, intransigeante, pour la musique. A lui, mon souvenir. A lui, ma reconnaissance.
Pascal Décaillet