Sur le vif - Dimanche 20.03.16 - 18.19h
« Cher Maurice », « Chère Fifon », « Cher Prince de Bali », « Chère petite Fifon », « Mon cher Maurice », « Très chère Fifon » : des centaines de lettres, sur quatre décennies, entre deux des écrivains qui auront tant compté pour la littérature en Suisse romande dans l’Après-Guerre : Corinna Bille (1912-1979), et Maurice Chappaz, son mari (1916-2009). Des lettres privées, bien sûr. Peu d’échos du vacarme du grand monde, très peu même. Mais avec puissance, le théâtre de leur vie, avec ses décors, du Châble à Sierre, de Geesch à Chandolin. Ou plutôt, le théâtre de leurs vies, au pluriel ?
Leurs vies, oui. Ils se marient, ont des enfants dès 1944, mais la lecture de cet échange affirme et souligne leur éloignement géographique, leurs retrouvailles, le sédentarisme de l’un, le nomadisme de l’autre, les rôles pouvant s’inverser. Les lieux, les personnages, jusqu’à certaines attaches familiales constituant pour moi un univers familier (Bagnes, notamment), c’est peu dire que je me suis précipité sur ces lettres dès que j’ai reçu le livre, il y a quelques jours. Oui, j’ai dévoré goulument, comme un gamin affamé, mal élevé, là où il aurait sans doute fallu déguster, savourer. Serai-je seul dans ce cas ?
Sommes-nous voyeurs, dans ces lettres d’amour ? Chacun jugera. On sait que Corinna, de quatre ans plus âgée que Maurice, était déjà mariée, au début, avec un autre, dont on ne peut pas dire que la présence écrase la jeune correspondante. Il s’agit d’organiser la séparation, dans un Valais de la guerre où ces choses-là ne vont pas de soi. Il faut un avocat, et même un official, le religieux se mêlant au civil. Et puis, c’est la guerre : Maurice, jeune lieutenant, puis premier-lieutenant, est mobilisé. Alors, Corinna lui écrit « En campagne ». Un peu partout : au fond des valleés valaisannes, mais aussi dans d’autres cantons où sa compagnie se déploie. Dans ces années de guerre, les deux sont nomades : Maurice par la force de la chose militaire, et Corinna qui ne tient pas en place ! Avide de rencontres, de culture, descendant à Lausanne, voire Genève, comme on monte à Paris.
Le téléphone est rare. Alors, on s’écrit, et on s’écrit encore. Dans ces années-là, Corinna publie Théoda, son premier roman (1944), Maurice doit travailler sur « Les grandes journées de printemps », l’un et l’autre sont encore si jeunes, ont devant eux la vie, leur œuvre. Nous sommes en pleine Seconde Guerre mondiale, et rarissimes sont les allusions au contexte politique. Mais lorsqu’elles surgissent, elles s’imposent. Comme cette lettre du 1er juin 1943, rédigée par le premier-lieutenant Chappaz sur la frontière entre Genève et Annemasse, « aux toits rouges », sur la commune de Puplinge. Le jeune officier, qui a dû voir des choses, parle de ces tas de gens qui « fuient la France, la police, l’emprisonnement, la relève en Allemagne, les inimaginables (il souligne) tortures qui attendent certains d’entre eux : les Juifs, les Polonais…. » . Brusquement, on quitte l’idylle, avec un rappel du tragique de l’Histoire.
Et puis, les années d’après-guerre. Par exemple, ces deux ans (avril 1956 – juin 1958) où Maurice travaille comme aide-géomètre sur le chantier de la Dixence. Et puis plus tard encore, les longs voyages de Corinna à travers le vaste monde : trente années depuis la guerre, et pourtant toujours « Mon cher Maurice », « Très chère Fifon ». On sait que Corinna précédera de trente autres années Maurice dans la mort, ce sera une autre Histoire, ce seront d’autres pages, d’autres livres. La vie, que nous réserve-t-elle ?
Et puis, ces mille pages de lettres, ce sont des lieux et des décors, des personnages, des passants : ainsi, plusieurs fois (et toujours de façon saisissante), le grand Charles-Albert Cingria, dont il arrive même à Corinna de… rêver. Et son rêve, elle le raconte à Maurice, une histoire magnifique de pantalons d’homme et de papillon invisible. Et puis, Gustave Roud, Jean-Marc Lovay, le peintre Chavaz, l’évêque Nestor Adam, et puis bien sûr Maurice Troillet (1880-1961), l’oncle de Maurice, qui fut Conseiller d’Etat pendant plus de quarante ans. Et jusqu’à mon camarade d’Université Philippe Luisier, aujourd’hui Jésuite, et patron de l’Institut Pontifical des Langues Orientales, à Rome, qui apporte à Maurice, le 21 novembre 1976, des pommes du verger familial.
Le décor, côté Maurice, c’est évidemment Bagnes. Je suis « à Châble », écrit-il presque toujours, beaucoup plus rarement « au Châble ». Mais aussi Fionnay, Médières (dont vient l’un de ses soldats), « marié à une riche Belge », l’Abbaye, bien sûr, au bord de la Dranse, Mauvoisin, ou encore le Verbier d’avant Verbier, celui d’avant la route. Côté Corinna, c’est Sierre, « Le Paradou », Chandolin, Corin, autre Valais, autres terres. J’ai passionnément aimé me plonger dans ces pages. Il faudra maintenant tout reprendre, lettre par lettre, reconsidérer l’édifice, par le détail. Il faut remercier très vivement Pierre-François Mettan, Céline Cerny, Fabrice Filliez, Marie-Laure König, sous la direction de Jérôme Meisoz, et aussi bien sûr les Editions Zoé. C’est un recueil plein de sens et d’émotions, où l’écriture est reine. Souveraine.
Pascal Décaillet
*** Corinna Bille - Maurice Chappaz - "Jours fastes, Correspondance 1942-1979" - Editions Zoé, Avril 2016. 1200 pages.