Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

- Page 8

  • Grèce, Ukraine : l'arrogance allemande

    120719_Schaeuble_Merkel_990_m.jpg 

    Sur le vif - 01.07.15 - 16.57h

     

    Dans la crise grecque comme dans l’affaire ukrainienne, la voix de l’Allemagne est omniprésente. L’Union européenne compte 28 membres, dont des piliers fondateurs comme la France ou l’Italie, mais dans l’actuel concert des nations, on a l’impression de n’entendre que l’Allemagne. Et nombre d’observateurs semblent trouver cela normal, comme allant de soi : après tout, ce pays, avec ses 81 millions d’habitants, n’est-il pas le plus peuplé, le plus puissant sur le plan économique ? Politiquement, il se porte bien. Socialement, même si de premières brèches commencent à poindre dans le remarquable tissu de conventions hérité des années bismarckiennes, et d’une belle tradition de concertation, il peut rendre jalouse sa voisine, la France.

     

    L’Allemagne, c’est vrai, est le pays le plus puissant d’Europe. C’est une grande  démocratie, fédéraliste, décentralisée, les Länder ayant prérogative dans de très nombreux domaines, modèle que nous, Suisses, avec nos cantons, pouvons fort bien nous représenter. J’ai connu ce pays, comme on sait, en une époque lointaine où il n’était encore qu’un nain politique, de surcroît divisé en deux. J’ai vécu chez des gens (dont un ancien combattant du front tusse) qui jamais n’auraient imaginé la chute du Mur, moi non plus d’ailleurs. Nous étions tous partis de l’idée que la séparation de l’Europe en deux, héritée de Yalta, allait durer de longues générations. Et puis, il y eut le 9 novembre 1989. On connaît la suite.

       

    Le nain politique, c'est bien fini !

                                                                                                   

    Politiquement, l’Allemagne d’aujourd’hui n’a plus rien à voir avec celle de ma jeunesse. Malgré l’immensité du chancelier Willy Brandt (1969-1974), l’homme de l’inoubliable génuflexion de Varsovie (7 décembre 1970), et l’extrême qualité de son successeur Helmut Schmidt (1974-1982), que j’ai eu l’honneur d’aller interviewer à Hambourg en avril 1999, le locataire de la Chancellerie (à Bonn, à l’époque), n’était pas considéré comme un grand de ce monde. Tout au plus, le leader d’une puissance continentale à laquelle, après la guerre, on avait bien voulu donner une nouvelle chance, avec le Plan Marshall. Du chancelier de l’Allemagne de l’Ouest, on attendait une obédience sur les positions de l’OTAN. Son homologue de la DDR étant, tout naturellement, l’homme de Moscou. Bref, il ne pouvait exister, en ces temps-là, de politique intrinsèquement allemande : la seule exception, brillante, fut l’Ostpolitik de Willy Brandt, renouant à juste titre avec une Histoire allemande qui, notamment sous l’impulsion de Frédéric II, s’est si souvent jouée à l’Est. A bien des égards, la question des Allemands résidant encore, hors du pays, dans les Marches orientales de nations aujourd’hui slaves, n’est pas réglée.

     

    D’ici un siècle, ou deux, ou trois, que sais-je, elle pourrait réapparaître. Et il n’est pas exclu que l’intérêt si vif porté par Mme Merkel à la question ukrainienne, soit profondément nourri par la défense de traditionnels et séculaires corridors d’entrée (aujourd’hui par l’économie) des Allemands vers la Russie. En clair, les Allemands défendraient aujourd’hui, dans la crise ukrainienne, non une prétendue vision de l’Union européenne, mais leurs intérêts nationaux de toujours. Ne l’ont-ils pas, dès 1991, fait aussi dans les Balkans, à l’époque d’un autre chancelier CDU, Helmut Kohl, jouant la carte des anciennes puissances tutélaires germaniques face aux intérêts slaves, ceux de la Serbie notamment ? Ne parlons pas du rôle des services secrets allemands dans les événements du Kosovo, en 1999. Ni de celui joué par Berlin, aujourd’hui, dans une Macédoine où cohabitent Slaves et albanophones.

     

    L'Allemagne : on n'entend qu'elle !

     

    Retour à la Grèce. Ce pays est en pleine crise avec l’Union européenne. Il va peut-être devoir quitter la zone Euro, et rétablir la drachme. Il vit des heures très graves, dont nul d’entre nous n’entrevoit l’issue. Côté grec, on entend M. Tsipras. Côté UE, on commence à entendre M. Juncker, président de la Commission. On se réjouit d’entendre la présidence tournante de l’Union, le Luxembourg depuis hier soir minuit, jusqu’au 31 décembre. Mais à la vérité, qui entend-on plus que tout autre, depuis des mois, sur la crise grecque ? L’Allemagne ! Mme Merkel, chancelière. Et M. Schäuble, ministre des Finances. Non seulement ces deux-là s’expriment continuellement sur la Grèce (et Mme Merkel, sur l’Ukraine), mais les récepteurs du message ne semblent guère y voir d’inconvénient. Comme s’il était acquis que l’Allemagne, qui n’est après tout que l’un des 28, avait voix prépondérante sur la question. Institutionnellement, pourtant, elle ne l’a pas. Dès lors, le crédit qu’on lui donne est celui traditionnellement accordé aux forts, aux puissants : c’est exactement le contraire de l’idée sur laquelle la Communauté européenne, aujourd’hui appelée Union, a été fondée, dans les années 50.

     

    Il y a donc, clairement, un problème allemand au sein de l’Union européenne. Un problème lié à l’actuelle hypertrophie de ce pays, ce qui n’est pas un mal en soi, mais la surpuissance n’est pas assez équilibrée par d’autres. La très grande faiblesse politique de la France actuelle, hélas, n’arrange pas les choses. Il est loin, le temps où la France et l’Allemagne de Charles de Gaulle et Konrad Adenauer, puis celles de Valéry Giscard d’Estaing et d’Helmut Schmidt, puis celles de François Mitterrand et d’Helmut Kohl, fonctionnaient comme les deux piliers centraux, massifs, incontournables, de la Cathédrale européenne. C’est terrible à dire, mais aujourd’hui, le nain, c’est Paris. Vous entendez souvent M. Hollande, par rapport à Mme Merkel, dans la crise grecque ?

     

    Chanceliers CDU, Guelfes et Gibelins...

     

    Le problème, ça n’est pas que l’Allemagne s’exprime. Elle a des créances à honorer, elle défend ses intérêts économiques et financiers. Le problème, c’est le silence assourdissant des autres. On laisse Mme Merkel monopoliser la prise de parole, comme une suzeraine de Saint-Empire ayant naturellement autorité sur ses vassaux. Une conception de type impérial qui, soit dit en passant, convient très bien aux chanceliers CDU, Helmut Kohl et Angela Merkel. Il y a là une très vieille Histoire allemande, de Guelfes et de Gibelins, qui joue beaucoup dans l’idée que se fait de l’Europe la démocratie chrétienne allemande. On me permettra, pour ma part, de leur préférer profondément le style et l’idéologie politique des deux très grands chanceliers sociaux-démocrates que furent Willy Brandt et Helmut Schmidt. L’Ostpolitik était – est encore – une très grande idée, une vision, n’ayant rien d’impérial : simplement il y a des centaines de milliers d’Allemands à l’Est, il ne faut pas les oublier.

     

    Pour conclure, il est naturel que Mme Merkel, dans l’affaire grecque comme dans celle de l’Ukraine, joue les intérêts vitaux de l’Allemagne : elle est là pour ça. Mais c’est l’Allemagne, pas l’Europe. Reste l’essentiel : et si toute la question dite « européenne », depuis les premiers soubresauts du Charbon et de l’Acier, dans un continent qui avait faim, manquait de chauffage l’hiver, et faisait la queue pour des tickets de rationnement, n’était en fait qu’une question allemande ? Comment réintégrer ce pays dans le concert des nations ?

     

    Aujourd’hui, non seulement il est réintégré, mais il est devenu si central, il occupe une telle place, qu’on n’entend et ne voit plus que lui. Pas sûr, vu d’une petite Suisse extérieure à l’édifice institutionnel UE, que cette prépondérance, cette hypertrophie allemandes, donnent immensément envie d’en faire partie. Nos compatriotes alémaniques, bien plus sensibles que nous à la question allemande, ont sur ce sujet une idée bien forgée. Et bien tranchée.

     

    Pascal Décaillet