Notes de lecture - Dimanche 01.05.11 - 10.14h
Quelque part au milieu des sept merveilles du monde, il y a la prose de Julien Gracq. Du Rivage des Syrtes à Lettrines, en passant évidemment par l’éblouissant Balcon en forêt, ceux qui aiment cet auteur se disaient qu’ils devaient être face à une œuvre achevée. C’était sans compter deux petits cahiers légués par Gracq à la Bibliothèque Nationale de France. Le récit des journées sombres de mai-juin 1940, l’effondrement de la France en six semaines, par un lieutenant de presque trente ans, Louis Poirier, affecté au 137e régiment d’infanterie de la « première armée du monde », l’armée française. Qui s’écroulera, s’évanouira, se pulvérisera en moins d’un moins et demi.
Poirier, c’est Gracq. À en croire Bernhild Boie, dans l’avant-propos, ces souvenirs de guerre, jetés là, au jour le jour, sur un cahier d’écolier intitulé « Le Conquérant » ( !) n’étaient pas destinés à sortir d’un tiroir privé. Le texte commence le 10 mai 40, jour de l’attaque allemande à l’ouest, et se termine le 2 juin, lorsque le lieutenant Poirier, encerclé près de Dunkerque (dont il devait tenir la tête de pont) crie à la Wehrmacht : « Ne tirez pas. Nous nous rendons ». C’est tout.
Entre ces deux dates, c’est, au fond, toute « L’Etrange Défaite », le chef-d’œuvre de Marc Bloch, que nous raconte le lieutenant. Promenée en Belgique, puis en Hollande, pour finalement confluer avec des dizaines de milliers d’hommes vers Dunkerque en déroute (tenir, à tout prix, pendant que des camarades plus chanceux embarquent vers l’Angleterre), la section Poirier se trouve constamment comme en marge, en lisière de la « vraie guerre », sans jamais la mener. Le lieutenant Poirier n’est ni héros, ni lâche : là où d’autres détalent sous le feu ennemi, il refuse le repli sans avoir reçu un ordre écrit.
Il nous décrit des hommes indifférents au destin de cette guerre, un commandement empêtré dans des ordres contradictoires, une absence totale d’esprit de corps, chacun ne pensant qu’à soi, à commencer par le lieutenant. Le narrateur de ces cahiers de guerre, sensible à la météo (nous sommes au printemps, il trouve sublimes certaines régions de Hollande), nous décrit le paysage de campagne avec l’amoureuse précision de l’une des grandes passions de sa jeunesse, la géographie. Et puis, l’Allemand fascine. Parce qu’il sait, lui, où il va, il a des objectifs de guerre, se donne les moyens de les atteindre. Dans ce récit, l’armée française est toujours terrée quelque part, à attendre, la Wehrmacht toujours en mouvement. Gracq et ses hommes, littéralement, la regardent passer ! Comme s’ils étaient spectateurs de cette guerre, non acteurs.
Reste la grande question : qui écrit ? Louis Poirier, Julien Gracq ? En 1940, l’ancien élève, brillantissime, du Lycée Georges-Clemenceau de Nantes est déjà entré en écriture, notamment avec Au château d’Argol, remarqué par Breton. Il faut voir, dans ces souvenirs de guerre, comme le style évolue selon que le narrateur nous décrit l’attente, ou la furie des derniers jours, lorsque la section se trouve encerclée près d’un canal, dans la région de Dunkerque, et sent l’étau allemand, par une apocalypse d’artillerie, se refermer sur elle. Saisissantes, ces pages : on y retrouve le style du Balcon en forêt, la proximité de la guerre, le chemin de lisière, qui finit par devenir présence.
Sobriété du style. Phases sans verbe. À la manière d’une chronique du temps qui passe, ou d’une sorte de journal de garde, disons tenu par un factionnaire très légèrement surdoué. Ce livre est là (je viens de le lire quelque part dans le Vaucluse), on y voit la guerre et on ne la voit pas, on y entrevoit l’Allemand comme une silhouette nocturne, fugace, pressée. Le temps de la Wehrmacht est un autre temps que celui de la section Poirier. Son monde, un autre monde. L’un est celui de l’aube, l’autre se sait crépusculaire.
Ce livre est là, sous vos yeux. Il ne vous tombe pas des mains. A lire, d’urgence.
Pascal Décaillet
*** Julien Gracq, Manuscrits de guerre, Editions José Corti, avril 2011, 246 pages.