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L'éternelle possibilité du néant

 

Sur le vif - Vendredi 17.04.20 - 14.31h

 

J'ai toujours été profondément opposé à la vision multilatérale de la politique. Pour une raison simple : passionné d'Histoire depuis mon plus jeune âge, j'ai très vite perçu - avec la lecture de Thucydide, Plutarque, Michelet, Marc Bloch, Milza, Fichte, et tant d'autres - la dimension tragique du destin des peuples. Je ne crois guère à l'idée de progrès, encore moins à celle d'une nature humaine qui serait bonne et bienveillante. Je crois à l'immuable noirceur de nos âmes.

Mais je crois aussi à la Révolution française, à laquelle je suis très attaché. Je veux dire en cela que je crois à l'immensité de ce moment historique, qui souffre peu de comparaisons. On peut discuter de tout, condamner les ravages de la Terreur, de la persécution des Vendéens et des Chouans, toutes choses exactes et pertinentes, mais enfin, au final, après une succession assez hallucinante de retournements de situations, nous avons affaire au renversement d'une société par une autre. La fin de l'Ancien Régime, héritier de la féodalité, l'avènement d'autre chose.

Je note aussi, depuis la fin de mon enfance, que la Révolution française ne serait rien sans l'idée nationale. Si les Soldats de l'An II, avec la pauvreté de leur équipement mais la grandeur de leur patriotisme, n'avaient pas pris les armes pour défendre les idées nouvelles, et les frontières menacées de la jeune Nation, sans l'héroïsme de l'Armée du Rhin, le projet révolutionnaire aurait échoué. Ces armées de la Révolution furent ensuite celles du Directoire, puis celles du Consulat et de l'Empire. La grande aventure, entamée en 1792, s'est au fond arrêtée le 18 juin 1815, à Waterloo. Cette épopée, sans être exagérément hugolien dans mes adhésions poétiques, je l'admire intensément.

Je l'admire, et je déteste tout autant la Restauration. Le Congrès de Vienne, en 1815, c'est une tentative d'imposer un ordre multilatéral. En réalité, comme plus tard en 1945, un équilibre entre vainqueurs (les Autrichiens, les Russes, les Anglais). La Restauration, y compris en Suisse romande, c'est le retour de l'Ancien Régime, le retour des privilèges. Tout cela ira se fracasser sur 1830, puis 1848. Mais tout cela, jusque chez nous, aura laissé des traces, où la fatigue patricienne le dispute à l'arrogance du bas de laine.

La genèse, la fermentation de l'idée nationale, tant dans la France de 1792 que dans la Prusse occupée par les troupes napoléoniennes (1806-1813 ; lire les Reden an die Deutsche Nation, de Fichte), me passionne au point que je crois bien avoir tout lu, en français et en allemand, sur ces deux sujets.

Dans chaque danger majeur, la nation finit par survivre, avec ses réseaux de solidarité et de fraternités internes, sa communauté de mémoire, la puissance de ses institutions. Et la toile multilatérale, tissée de probité candide et de verbeuses intentions, se déchire lamentablement. Ainsi, la SDN, avec Adrien Deume qui taille ses crayons à Genève, pendant qu'Ariane se laisse envoûter par Solal. Ainsi, l'ONU, qui depuis 1945 n'a jamais empêché la moindre guerre. Tout au plus a-t-elle, sous les aspects rassurants de sa construction plurielle, tenté de masquer une réalité : celle de l'impérialisme sans partage des États-Unis d'Amérique.

Je n'ai pas attendu la crise du coronavirus pour évoquer l'impuissance de l'illusion multilatérale. Je la relève depuis des décennies ! Nul d'entre nous ne peut prédire l'avenir. Mais une chose est certaine : aujourd'hui déjà, les peuples réclament un retour à l'échelon national. C'est à l'intérieur de ce périmètre que s'organisent les réseaux de solidarité : premières assurances sociales dans la société bismarckienne, Sécurité sociale lancée par de Gaulle à la Libération (44-45), création de l'AVS dans la Suisse des années 47/48, etc.

C'est à l'intérieur de la nation, aussi, que se dessine, au fil du temps, des épreuves, une communauté d'appartenance et de mémoire. Un lien très fort, qui resurgit en temps de crise, et qui relève de l'affectif plus que de la raison. Oui, la nation s'adresse au coeur, là où les Lumières (qui l'ont précédée) se souciaient de perfection géométrique. Regardez l'Allemagne à partir des années 1770 : l'Aufklärung se dissipe, le Sturm und Drang, puis le Romantisme, vont chercher dans le coeur même de la langue allemande, des mythes allemands, des mots allemands, les outils de l'affranchissement national. Univers poétique de Schiller, puis Dictionnaire des Frères Grimm.

J'aime la nation, parce que j'aime la culture. J'aime les Lettres, les livres, les poèmes, sans parler de la musique. Mais les guerres, les Traités, l'immensité du tragique, l'éternelle possibilité du néant, me passionnent et m'habitent tout autant. Excellente journée à tous !

 

Pascal Décaillet

 

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