Chronique publiée dans le Nouvelliste - Mercredi 01.06.11
La presse, dans l’arc lémanique, étouffe. De quoi ? D’elle-même ! De son conformisme. Son obédience. Son côté bien éduqué, bien comme il faut, équilibré : thèse, antithèse, synthèse, jamais un mot de trop, jamais une parole plus forte que l’autre. Jamais ni bruit, ni fureur, même pas le tintamarre. Tout juste, le buzz, repris en boucle, copié, collé, l’écho de rien, circulaire, inutile.
On nous dit que tous les journalistes sont de gauche, c’est faux : si seulement existait encore une bonne vieille presse de gauche, comme le courageux Courrier, militante et marquée, malodorante, suintant l’effort du travail ! Mais tu parles, la vraie gauche se terre, est-elle encore vivante ? Ce qui domine aujourd’hui, c’est la sourde jouissance de l’eunuque, la grisâtre extase de ne rien ressentir et surtout n’en rien dire. Taire le cri ! Gommer l’aspérité. Normaliser l’instinct. Réduire la puissance du verbe, au mieux, à une sage dissertation démonstratrice.
Non, ça n’est pas la gauche qui domine. Fini, le bon temps ! Aujourd’hui, ce serait plutôt le centre droit. Gentil, humaniste, un peu d’économie de marché mais pas trop, un peu d’Europe, sans excès, surtout plus de nucléaire, à cinq mois des élections, surtout ne pas déranger. Se couler dans le moule. Ressembler à la masse informe du pays, dans la tiédeur de sa sieste. Surtout pas de grande gueule, pas de Blocher, pas de Ziegler, pas de Franz Weber. Non ! Juste la petite musique du conformisme petit-bourgeois, une bonne dose de réchauffement, quelques zestes d’énergies renouvelables, surtout pas de prophète, pas d’imprécateur. Museler l’emmerdeur. Ne laisser survivre que le moule.
La pire censure, c’est celle qui vient de soi-même. Tu crèves d’envie de hurler un truc, mais tu succombes à une autre pression, juste un peu plus forte, celle de te la coincer, pour éviter d’avoir sur le dos tes pairs, tes copains, toute la cléricature de ta coterie. Alors, tu bastes. Tu remplaces ta pulsion première par une bonne analyse sur Obama, la même que sept milliards de nos frères humains, en 180 langues, peuvent découvrir sur dix mille autres quotidiens de la planète. Tu ne prends strictement aucun risque, ça n’est évidemment pas la Maison Blanche qui va lire ta prose, on te prendra pour quelqu’un d’honorable de porter ta vue aussi loin. On te respectera. On t’appellera « Monsieur ».
Mais toi, dans la proximité qui est tienne, l’horizon de tes montagnes, tu l’auras fait, ton boulot ? Ton pays à toi, tu auras tenu un discours sur lui ? Les vrais puissants de ton entourage, tu les auras dérangés ? Les conformismes de chez toi, tu les auras chatouillés ? Les groupes de presse, et leur humour de mammouth, tu les auras titillés ? Ta plume, tu l’auras trempée ? Ta voix, tu l’auras libérée ? Et ta vie, dans sa part de risque, de sel et d’aventure, tu l’auras vécue ?
Pascal Décaillet